samedi 6 octobre 2012

LBDSN et MDS (suite)


                  I.      LE MARCHE EUROPÉEN DE LA DÉFENSE

Dans un contexte de réduction des dépenses de défense en Europe et de fragmentation du marché, l’absence de volonté politique commune pénalise la construction d’une base industrielle et technologique de défense.

A.    Des dépenses d’investissement en baisse

Les réductions drastiques des budgets de défense ont un impact direct sur l’industrie de l’armement en termes de capacité de production mais aussi de savoir faire. La dérive du coût des programmes entraine des retards et grève le niveau d’équipement des forces. Dans un marché devenu concurrentiel, les relations privilégiées entre l’État et son industrie de défense doivent se renouveler pour s’adapter au nouveau contexte.

1)     Le budget de la défense constitue une variable d’ajustement

Alors qu’au niveau mondial, la progression des dépenses militaires semble marquer une pause, l’Europe présente un recul de près de 2,8% entre 2009 et 2010. On observe des réductions drastiques, principalement en Europe centrale et orientale, la Lettonie et la Bulgarie réduisant d’un quart leur budget de défense, l’Estonie, la Slovaquie et la Lituanie de plus de 15 %. Il en résulte une redistribution progressive de l’effort au niveau mondial avec l’émergence de la Chine dont le budget de défense, en forte croissance, dépasse désormais le budget cumulé de la France et du Royaume Uni qui se voient également talonnés par un budget Russe en phase de rattrapage. Toutefois, avec 531 milliards d’euros et près de 45% du budget mondial de défense en 2010, les États-Unis demeurent les chefs de file des puissances militaires, le budget cumulé des États membres de l’Union européenne se situant en deuxième position avec 188 milliards d’euros.
Le budget des États membres de l’Union européenne souffre en effet des crises successives qui ont accompagné le processus de libéralisation post-Guerre Froide et éloigné la perspective de percevoir les « dividendes de la paix ». Le budget de défense a constitué la principale variable d’ajustement de gouvernements soucieux de réduire leurs dépenses afin de répondre aux critères du traité de Maastricht. Dans la même période, la montée en puissance d’une politique européenne de sécurité et de défense ainsi que les accords de défense et autres implications géostratégiques de certains États membres ont entrainé une augmentation des opérations extérieures et des coûts correspondants (la chambre des communes britannique estimait par exemple en mars 2008 que le coût de ses opérations avait au moins doublé avec les interventions en Iraq et en Afghanistan qui représentaient alors un montant annuel de plus de 3 milliards d’euros).
En 2008, le budget français de la défense était en recul de 11 % en termes réels par rapport à 1990 et les crédits d'équipement sont restés inférieurs à 50 % du budget depuis 1994, c’est pourquoi les engagements du livre blanc de 2008 prévoyaient de les porter à 57,5 % sur la période de 2009 à 2020. Ainsi, en 2009, les dépenses en matière d’équipements étaient de 17,9 milliards d’euros, soit presque 53% des dépenses totales hors pensions. Même si ce montant reste inférieur au ratio fixé par le livre blanc, il dépasse de 400 millions d’euros le montant fixé en LPM 2009-2014, rognant toute marge de manœuvre pour les années suivantes. 
En LFI 2010, la part du budget de la défense consacrée à l’investissement[1] était fixée à près de 25% avec un montant légèrement supérieur à 10 milliards d’euros ; elle concernait principalement le programme 146 « Equipement des forces ». La recherche « duale » (civile et militaire), ne s’est vu attribuer que 197 millions d’euros, soit moins de 0,5% ; si on lui ajoute les crédits du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense » consacrés aux études et subventions ainsi que les recherches du CEA, on aboutit à un montant de R&D de 3,58 milliards d’euros qui correspond à environ 10% de l’effort total de R&D en France[2], à comparer aux 57% de dépenses de R&D que les États-Unis consacrent au domaine militaire[3].
Malgré la contribution du plan de relance de l’économie et de ressources exceptionnelles, le contexte économique et budgétaire conduisait la Commission des finances du Sénat dans un rapport du 18 novembre 2010, à « craindre que la loi de programmation militaire 2009-2014 ne soit pas mieux respectée que les deux qui l’ont précédée et suscite de sérieuses inquiétudes sur les perspectives de maintien des capacités opérationnelles à l’horizon 2020 ». L’opération « Harmattan » en Lybie devait commencer quelques mois plus tard avec des coûts supplémentaires équivalents à ceux du déploiement en Afghanistan.

2)    Les coûts sont mal maîtrisés

L'organisation industrielle d'une activité naît des relations des acteurs autour de l'offre et de la demande. Elle s'articule en relations verticales entre clients et fournisseurs (exemple de la sous-traitance) et en relations horizontales de concurrence entre firmes. L'économie des contrats dans l'armement répond pour sa part à des caractéristiques spécifiques : coûts importants, durée étalée, complexité, pour lesquelles les relations contractuelles s’imposent et les relations verticales et horizontales passent au second plan. Dans ce contexte, le choix par les prix est longtemps resté secondaire, le calcul des coûts relevant plus de la vérification de cohérence ex post que de l’aide à la décision ex ante, jusqu’à ce que la dérive progressive des programmes ne vienne compromettre les dernières marges de manœuvre budgétaires puis nécessiter des arbitrages drastiques.
Le régime des marchés de la défense tire sa spécificité de structures d'offres le plus souvent monopolistiques qui imposent la négociation des contrats avec l'industrie et excluent le recours à des procédures concurrentielles – on notera à ce propos qu’avant l'introduction du mécanisme du « dialogue compétitif »[4], la négociation supposait que la procédure de passation des marchés soit non concurrentielle. La complexité croissante des prestations exige également que les services de la défense négocient avec l'industrie.
Dans ce contexte, il est nécessaire de fixer une formule de prix capable d'inciter le fournisseur à l'efficacité tout en  répartissant les risques entre l'État et l'entreprise. Les formats de prix «  forfaitaire » ou « à remboursement de coût » offrent un cadre économique connu et éprouvé[5], mais leur efficacité dans une structure non concurrentielle comme celle des marchés d'armement n’est pas démontrée. La combinaison de ces formules a toutefois été mise en œuvre avec un certain succès aux États-Unis sous forme de contrats à partage des coûts. Quoiqu’il en soit, si le contrôle des coûts effectifs est constitutif des marchés à remboursement de coût (cost plus), il s’impose ex ante dans les marchés à prix forfaitaire (fixed price), très incitatifs et conclus dans un cadre non concurrentiel : face à l’asymétrie d’information, c’est un enjeu crucial pour l'acheteur public.
En France, conformément au code des marchés publics, le contrôle éventuel de l'État ne s'exerce que dans le cas d'un accord contractuel entre les parties alors qu'une instruction de 1964[6] fait du contrôle des prix un instrument a posteriori permettant de fixer des prix définitifs ou de disposer d'informations pour la passation de marchés dérivés ultérieurs. En ce qui concerne l'analyse des coûts, une circulaire de 1971[7] précise qu'elle n’est réalisée que si l'administration la juge opportune et qu'elle ne doit pas être utilisée pour remettre en cause de marchés existants ; pour sa part, l'exercice éventuel d’une analyse pré contractuelle ne peut induire l'obligation du fournisseur à divulguer des informations comptables ou économiques. On s'est donc éloigné progressivement, à partir des années 60, des pratiques d'une économie administrée sous tutelle de l'État, pour laisser place à un contrôle plus souple, mieux adapté à un système libéral. On notera au passage l'impuissance de l'État à rétablir des conditions de transparence et de contrôle des dépenses vis-à-vis de l’industrie de défense avec l'annulation par le Conseil d'État d’arrêtés de 1996 suite à un recours introduit par le Conseil des Industries de Défense Françaises (CIDEF)[8].
Thierry Kirat et Denis Bayon résument ainsi le régime juridique français du contrôle des coûts fixé par le code des marchés publics : « précisé techniquement par des textes dénués de valeur réglementaire, c'est-à-dire des instructions ou circulaires, dont on ne peut que s'étonner à la fois du petit nombre et de l'ancienneté »[9].
Les progrès techniques constituent par ailleurs un important facteur d’augmentation des coûts avec un « effet qualité » qui induit un taux de croissance moyen de l’ordre de 5% par an depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale[10]. Cet effet est encore plus marqué dans les hautes technologies : alors que dans les années 60 le programme du MIRAGE III peut s’estimer à 1,55 milliards d’euros 2008, le programme RAFALE était estimé à 39,6 milliards d’euros dans le projet de loi de finances pour 2009, soit 25 fois plus[11].
Jusque dans les années 80, la croissance économique et les succès à l’exportation compensent l’augmentation des coûts de l’armement jusqu’à ce que la situation ne soit plus tenable et se traduise depuis par des retards ou des étalements de programmes. L'étalement dans le temps et la réduction considérable des objectifs de nombreux programmes d'armement permettent de maîtriser les dépenses en capital mais c'est au détriment du volume des commandes et du niveau d'équipement. En revanche, peu de programmes sont annulés : leur nombre est conséquent et ils représentent des engagements d'ordre juridique, industriel et social qui doivent être honorés. En effet, l'arrêt ou un retard trop important pris dans un programme entraîne une démobilisation de l'appareil de recherche et de production dont les effets sont difficiles à compenser.

3)    L’État et l’industrie de l’armement demeurent étroitement liés

Le système français de production d’armement diffère des autres systèmes nationaux européens par l’étroite interdépendance qu’il crée entre l’État et l’industrie d’armement. En effet, c’est en France que le niveau des participations publiques dans le capital des industries de défense est le plus élevé[12] - il était d’environ 10% en 2006.
La lecture du tableau ci-après montre d’une part que les participations publiques sont quasiment inversement proportionnelles au chiffre d’affaire, ce qui met a priori en évidence un investissement privilégié de l’État dans les entreprises dont les performances ou la taille ne les placent pas en tête du secteur (DCI, Groupe SNPE, Nexter, DCNS). D’autre part, ces chiffres confirment la présence plus marquée de l’État au capital des entreprises dont la part du chiffre d’affaires consacrée à la défense est majoritaire (les mêmes si l’on admet que l’activité Défense du groupe SNPE répond à ce critère).


Dans les années 90, on a observé une multiplication des fusions entre acteurs de différents métiers liés à la défense ainsi que la transformation d'acteurs étatiques en entreprises. Cette entrée rapide dans un environnement d'économie réelle a mis en évidence le décalage entre la valeur des firmes et les chiffres de leur bilan. L'analyse économique traditionnelle confronte la firme au marché selon des critères classiques de recherche de l'efficience productive par les économies d'échelle ou de gamme, d'innovation, d'incertitude, de coûts de transaction, etc. Dans le domaine de l'armement, la comparaison entre production étatique et acquisition a laissé place à l'étude du coût de possession avec la nécessité toujours présente de réduire l'asymétrie d'information dans les relations avec l'industrie par l'entretien en amont d'un niveau d'expertise suffisant et l'exercice d'un contrôle en aval.
Le volume d'activité de l'industrie de l'armement est désormais inférieur à sa valeur de 1970 après avoir diminué de plus de 40 % par rapport à la valeur de 18 milliards en euros constants 2008 à laquelle il culminait en 1990. Ainsi, le chiffre d'affaires export présente en 2006 un résultat en baisse de plus de 60 % par rapport à 1984 et la part dans le PIB du chiffre d'affaire total de l'armement est inférieur à 1 % depuis l'an 2000 (0,8 % en 2007). De même, la part des exportations d'armement dans les exportations totales est désormais inférieure à 1 %.
Les relations entre l’État et l’industrie de l’armement ont donc connu une évolution majeure que l’on pourrait qualifier de « changement de paradigme » avec :
-         une période charnière constituée par les années 90 suite à la rupture stratégique de la fin de la Guerre Froide ;
-         un contexte d’ouverture économique aux marchés internationaux contemporain d’une réduction des budgets de défense (dividendes de la paix et crises économiques) ;
-         une explosion de nouvelles technologies issues du monde civil, celui-ci devenant moteur en matière d’innovation et bouleversant un paysage jusqu’alors dessiné par la recherche militaire.
Ce changement de paradigme a imposé une adaptation à marche forcée du secteur, avec :
-         une moindre participation de l’État au capital des firmes de défense ;
-         des restructurations géographiques et sectorielles visant à obtenir des alliances, à gagner une masse critique ou à opérer un rééquilibrage au profit des activités civiles.
Au bilan, on observe une prise de distance de l’industrie de l’armement par rapport au contrôle traditionnellement exercé par l’État et l’adoption de stratégies adaptées à un marché devenu concurrentiel. Toutefois, la concurrence des États-Unis dont la restructuration industrielle a abouti à la constitution de géants du secteur (Lockheed Martin, Boeing, Northrop Grumman, General Dynamics…) et la montée en puissance des industries Russe, Indienne ou Chinoise prennent en tenaille un secteur encore fragile. Dans ce contexte, l’État tente de préserver l’existence d’un secteur national de l’armement tout en acceptant une certaine interdépendance européenne pour tout ce qui ne relève pas des domaines de souveraineté (nucléaire, aérospatial, chiffre…). Les mesures de protection et de soutien mises en œuvre par les gouvernements successifs ne sont pas forcément en phase avec l’évolution rapide du secteur mais elles jalonnent une consolidation nationale et internationale cohérente avec la construction de l’Europe de la défense et de sa base industrielle et technologique.

B.    La primauté des intérêts nationaux

Les États membres consacrent l’essentiel de leur budget d’équipement à leurs fournisseurs nationaux et se montrent réticents à l’ouverture de leur marché intérieur. Ils privilégient la coopération intergouvernementale, pratiquent les offsets et échappent aux règles communes de l’UE. Pourtant, en France, on se résout à l’acceptation progressive d’une certaine interdépendance.

1)     Un marché fragmenté

D’après une étude récente de l’Institut Français des Relations Internationales, il existe en Europe plus de 20 marchés de défense organisés nationalement alors que la demande décroit, que le marché est poreux vis-à-vis des importations extra-européennes et qu’il est toujours plus difficile de pénétrer le marché américain[13]. Dans ce contexte, la coopération européenne en matière d’armement repose en majorité sur des programmes multinationaux répondant à des besoins communs sans pour autant avoir vocation à apporter des changements structurels ou à contribuer à une politique industrielle. D’une part, les pays producteurs d’armement préfèrent confier à leur industrie la satisfaction de leurs besoins nationaux dans un secteur sensible où les notions de souveraineté et de sécurité d’approvisionnement de leurs forces armées sont déterminantes. Ensuite, les besoins en équipements découlent de concepts et de doctrines liés à la culture de défense de chaque nation, ce qui peut conduire à des spécifications opérationnelles différentes, voire inconciliables. Au plan politique, l’implication de l’État dans le domaine industriel peut être protectrice ou libérale, suggérer des compensations ou exiger seulement le meilleur prix. Enfin, seulement quelques pays européens produisent de l’armement, la majorité étant constituée de simples acheteurs libérés de toute exigence de politique industrielle qui sont naturellement portés à faire des acquisitions au meilleur prix auprès de fournisseurs le plus souvent non européens.
Au sein des États, il n’existe pas de volonté politique de surmonter cette fragmentation alors même que l’industrie de l’armement est de plus en plus exposée à la concurrence internationale. La concentration progressive des capacités de production a permis l’émergence de grands groupes d’armement comme EADS, Thalès ou SAFRAN. Toutefois, la plupart des entreprises du secteur européen de la défense ne répondent pas encore aux critères de capitalisation, de masse critique ou de diversification rendus nécessaires par l’ouverture due au resserrement des marchés domestiques.
En plus de la segmentation géographique, on observe une fragmentation sectorielle, les différents secteurs de l’armement ne faisant pas face aux mêmes problématiques. Ainsi, l’industrie aérospatiale et l’électronique ont opéré des consolidations d’ampleur alors que les fabricants de systèmes terrestres et la marine sont restés dans une configuration d’arsenal. Si certaines mesures de protection nationales peuvent contribuer à la viabilité des entreprises les plus fragiles ou exposées, elles les pénalisent sur le long terme en les affranchissant d’une nécessaire politique de consolidation.
Les petites et moyennes entreprises souffrent d’un moindre accès aux marchés internationaux et perdent progressivement leur compétitivité. Cette protection crée un cloisonnement qui favorise les duplications dans un même secteur ou une même branche de production : les investissements dans les capacités de production et les efforts de recherche et de développement sont menés séparément, ils ne sont pas stimulés par la concurrence et offrent donc une rentabilité moindre. Il apparait vain de continuer à développer des programmes concurrents avec trois modèles européens d’avions de chasse, trois types de chars, sept modèles d’hélicoptères ou de produire différents types de frégates et de sous-marins au sein de seize chantiers navals alors que les États-Unis n’en possèdent que trois[14]. Pourtant, il n’y a pas d’incitation à une rationalisation structurelle ou à une réduction des coûts. A l’échelle européenne, cette dispersion des efforts nuit à la compétitivité globale de l’industrie d’armement et porte les acheteurs vers d’autres fournisseurs.

2)    Des réflexes de protection

Selon certains experts, la proportion des marchés négociés sans procédure de mise en concurrence est de l'ordre de 80 % du montant total des marchés de défense. Si pour l’adjudicateur, l’absence de mise en concurrence représente une facilité procédurale à même d’améliorer l’efficacité des transactions, le niveau politique y verra pour sa part un moyen de protection de l’industrie nationale, même si les bénéfices escomptés ne s’inscrivent pas forcément sur le long terme.
Une des manifestations les plus courantes des pratiques de protection opérées par les États européens en matière de marchés d’armement est le principe des « offsets » qui contribue à entretenir un « monde parallèle » des transactions entre gouvernements, en marge de toute notion de concurrence ou d’optimisation industrielle. Il s’agit de la négociation menée à l’occasion de la passation d’un marché qui consiste pour les entreprises étrangères concurrencées à faire une offre qui compense l’obtention du marché par l’entreprise domestique. Ces offsets peuvent prendre la forme de partenariats avec les entreprises étrangères ou même d’acquisitions dans des secteurs très différents du marché initial.
Le problème est que ces offsets, utilisés pour protéger l’industrie nationale, conduisent à une distorsion de concurrence qui peut s’avérer pénalisante à terme puisqu’elle n’incite pas à l’innovation. Ils favorisent des produits non compétitifs qui ne correspondent pas forcément aux spécifications établies pour les armées, celles-ci se voyant imposer  des équipements qui ne répondent pas à leurs besoins. Ils grèvent les budgets de défense dont l’utilisation est désoptimisée au détriment de solutions alternatives qui se seraient montrées plus efficaces.
Le développement extensif des offsets a progressivement amplifié ces nuisances et gangréné un marché déjà affaibli par son manque de performance à l’export, c’est pourquoi l’Agence Européenne de la Défense (AED) a été conduite, sous l’impulsion des gouvernements, à établir en 2008 un code de conduite visant à en limiter la pratique[16]. Cette prise de conscience n’a pas pour autant remis en question le principe de la coopération internationale qui demeure un mode de fonctionnement privilégié entre les États européens producteurs d’armement.
Même si l’expérience montre que les programmes menés en coopération internationale ont un coût plus élevé et sont plus longs à mettre en œuvre, ils offrent un cadre privilégié pour fédérer les savoir-faire et coordonner les efforts autour d’un projet initié par une volonté politique commune, dont l’ambition est de répondre à des besoins convergents et qui engage les participants sur une base pluriannuelle. Comparables aux « grands travaux »  menés par les gouvernements  pour relancer le secteur du bâtiment, leur ampleur est multipliée par le nombre de participants et le volume des capitaux engagés, ils permettent de partager les risques et d’accentuer les efforts de recherche et peuvent jouer un rôle d’entrainement pour des entrants potentiels. Surtout, ces programmes sont structurants pour l’industrie de défense à qui ils donnent une visibilité sur l’avenir et un axe de mobilisation.
Les surcoûts de la coopération internationale sont principalement imputés aux divergences de spécifications, à la duplication des chaines de production et aux problèmes de transfert d’informations : surcoûts de développement, de production ou de transaction qui sont la traduction financière des considérations de souveraineté déjà évoquées plus avant. Ainsi, la coopération intergouvernementale traduit en impact financier des exigences nationales qui, quand elles opèrent sur le marché concurrentiel, ont des conséquences économiques plus funestes : on peut donc considérer que la coopération est un moindre mal et que son surcoût est compensé par des bénéfices à plus long terme (économies d’échelle, innovations, etc.)
Pourtant, aucun pays européen n’est désormais capable de répondre seul à l’ensemble de ses besoins d’armement au moyen de firmes purement nationales offrant des capacités de production et d’innovation sur l’ensemble du spectre. On observe également qu’avec le rattrapage opéré par les acteurs émergents, il existe de moins en moins de rentes à exploiter au sein de l’Union, ce qui compromet non seulement les possibilités de développement mais surtout les chances de survie de pans entiers de la Base Industrielle et Technologique de Défense Européenne (BITDE). L’argument de la souveraineté prête le flanc au simple constat que la perméabilité du marché européen de l’armement induit un glissement progressif vers une dépendance subie. Il est par ailleurs inéluctable que dans le cadre de la construction européenne et de l’intégration progressive des politiques économique, financière, de sécurité  et de défense, la politique industrielle et celle de l’armement en particulier finissent par se plier nolens volens à la règle commune.
Aussi, les États vont être contraints d’accepter un certain niveau de dépendance mutuelle. Ils pourront ainsi exploiter le plus efficacement possible les domaines dans lesquels leur industrie demeure performante ou pour lesquels ils peuvent s’offrir une politique de souveraineté correspondant à leurs moyens. La France s’inscrit tout à fait dans cette logique : le Livre blanc de la défense de 2008 constate que l’ouverture des échanges impose désormais à notre pays de tolérer, au niveau européen, une « interdépendance librement consentie » assortie de procédures d’acquisition performantes et « pour tous les cas où la sécurité d'approvisionnement n'est pas directement en jeu, la France recourra au marché mondial », sous réserve de conserver des compétences nationales « afin de définir, commander, expertiser et qualifier les équipements ainsi acquis »[17]. Cette déclaration traduit les efforts consentis par l’État pour l’équipement de nos forces, le soutien de l’industrie de défense et le maintien d’une certaine autonomie assortie de compétences essentielles.

3)    L’acceptation nécessaire d’une certaine interdépendance

En France, le système de production d'armement se caractérise par un fonctionnement en « régulation administrée »[18] organisé à travers des liens institutionnels, politiques, stratégiques, économiques, et financiers. Animé par la DGA[19] qui est à la fois donneur d'ordres, acheteur, chargé du contrôle et producteur, ce système s'appuie sur un ensemble de « compromis institutionnalisés ». L’État intervient au moyen de crédits conséquents d'acquisition, de recherche et d'études investis au service d’une capacité nationale de production.
À l'issue de la seconde Guerre Mondiale, la volonté de donner une masse critique à nos entreprises face à la concurrence internationale conduit à une politique de concentration dans le secteur public et nationalisé. Dans l'armement, le mouvement aboutit à la naissance de firmes où se combinent champions nationaux et sociétés installées dans des niches technologiques. D'un côté, le pouvoir politique souhaite reconstituer les moyens d'une force militaire autonome et crédible, alors que les industriels, soucieux de se ménager une place dans un système en reconstruction, souhaitent préserver leur indépendance et leurs intérêts individuels.
Jusqu'à la fin des années 80, on observe une stabilité des producteurs d'armement qui cohabitent avec un secteur public dominant (arsenaux, sociétés nationales ou nationalisées) et sont organisés par acteurs principaux dans les grands créneaux de production (engins stratégiques, avions de combat, blindés, navires de combat…). La DGA exerce alors une forte influence sur l'orientation des décisions dans un secteur qui bénéficie d'une planification relativement suivie. A cette époque, notre base industrielle de défense est relativement protégée des grands groupes internationaux dans un  environnement peu concurrentiel où la question des prix reste au second plan.
Les années 90 voient s’opérer un changement radical avec un accroissement des coûts, jusque là compensé par la croissance économique, qui finit par devenir insupportable et entrainer des retards, des étalements voire des annulations qui deviendront récurrents. Dans ce contexte, la DGA se voit progressivement isolée dans son travail de contrôle dont la sphère politique semble se désintéresser. La programmation militaire fonctionne par intermittence ou n’est pas suivie et les rapports de la Cour des Comptes s’accompagnent rarement de mesures concrètes. Le mouvement de dérive n’est plus maîtrisé.
La fin de la Guerre Froide et la quête des « dividendes de la paix » mettent à mal les investissements jusque là inconditionnels de la dissuasion. Les choix traditionnels de politique industrielle sont remis en cause et on voit poindre les premières rivalités entre firmes. Les notions de taille critique et de parts de marché relativisent désormais l’importance de la caution de la DGA. Des stratégies industrielles s’élaborent au-delà des seules frontières nationales pour embrasser le cadre européen, nouvel horizon économique. La dépendance des firmes par rapport à l’État diminue avec le rééquilibrage des participations au profit du monde privé, les restructurations au niveau national et européen et la montée en puissance des activités civiles. Dans l’analyse des relations avec l’industrie, le livre blanc de 1994 met en avant la dimension européenne avant toute considération nationale en prônant une logique de coopération pour les programmes d’armement conventionnels majeurs[20] : l’objectif de diminution du coût des programmes d’armement devient prioritaire[21]. La loi de programmation 1995-2000 confirme cet objectif avec la nécessité déclarée d’obtenir une baisse des coûts des programmes d’armement fixée à 2% par an.
Au début des années 2000, alors que le rôle même de la DGA semble remis en cause, le système français de production d’armement s’efface au profit d’un modèle plus industriel et orienté vers l’Europe. En plus du renforcement de ses attributions opérationnelles en 2005, le Chef d’État-major des Armées se voit chargé de « la responsabilité de la maîtrise d’ouvrage du programme jusqu’à la négociation du contrat »[22]. Même si la question des prix n’est plus centrale, on parle à partir de 2008 de « maîtrise du coût de possession » car il s’agit désormais d’acheter plus efficacement et de communiquer vers l’industrie sur la stratégie d’acquisition à long terme envisagée par l’État afin que les entreprises puissent se consolider et se positionner sur le marché mondial.
Alors que notre stratégie industrielle s’ouvre sur l’Europe avec le deuxième cercle défini par le livre blanc de 2008 et l’acceptation d’une certaine interdépendance, le recours au marché mondial demeure possible dans tous les cas ou la sécurité d’approvisionnement n’est pas directement en jeu.
Côté demande, une contraction des commandes est programmée avec la réduction des parcs d’avions de combat et de frégates ainsi que celle des moyens affectés aux forces nucléaires.
Passé d’un mode de régulation administrée à une confrontation à la concurrence internationale, notre système de production d’armement a connu des reconfigurations stratégiques et en connaîtra encore dans les années qui viennent.

C.    L’absence de vision commune

La construction de l’Europe de la défense semble avoir perdu son souffle et son industrie est en panne. Or la mise en place d’une BITDE compétitive suppose d’offrir aux acteurs du secteur une vision commune structurée autour d’une volonté politique qui a fait défaut jusqu’à présent.
La communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 5 décembre 2007, intitulée : « stratégie pour une industrie européenne de la défense plus forte et plus compétitive » établit la nécessité de disposer d’une base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) forte et compétitive pour concevoir et fabriquer de manière autonome et à un coût raisonnable les équipements nécessaires à l’application d’une politique européenne de sécurité et de défense (PESD)[24]. Ce postulat peut paraître évident car il s'inscrit dans la logique de l'évolution économique, politique et stratégique de l'Union dix ans après le traité d'Amsterdam qui ouvrait la voie, en 1997, à la PESD. Pourtant, il y a loin de la coupe aux lèvres et les divergences entre la Commission européenne et les gouvernements, entre les États producteurs et les états acheteurs ou entre les États protecteurs et les grands groupes industriels conquérants viendront tempérer les tentatives de mise en œuvre d'une politique industrielle commune dans le domaine de la défense.
Dès les années 90, les États européens prennent des initiatives pour faire face au changement de paradigme de l'après - Guerre Froide avec tout d'abord la création en 1996 de l'Organisation Conjointe de Coopération en matière d'Armement (OCCAr)[25]. L'organisation a pour mission de conduire des programmes menés en coopération internationale selon des principes de mise en concurrence, de réciprocité et d’acquisition préférentielle en contribuant au développement de la BITDE et en appliquant le principe de "juste retour" industriel de manière pluriannuelle et sur plusieurs programmes. On peut notamment citer à son actif l’hélicoptère franco-allemand TIGRE, la frégate franco-italienne FREMM et l’avion de transport A400M. Dirigée par un conseil de surveillance constitué des ministres de la Défense des États participants, elle est ouverte à des partenaires extra-européens et échappe au contrôle de l'UE.
Alors qu'en 1997, la Commission européenne déclare vouloir ouvrir le marché européen de la défense, les gouvernements du Royaume-Uni, de la France, de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Espagne et de la Suède, pays producteurs d'armement, signent l'année suivante un accord cadre, la LoI (Letter of Intent) qui manifestent leur volonté d'harmoniser les conditions d'application des réglementations nationales et de faciliter l'émergence et la croissance de « sociétés transnationales de défense ».
Autre initiative intergouvernementale, la création en 2004 par le Conseil européen de l'AED doit contribuer à la mise en œuvre de la PESD en développant des moyens plus flexibles et plus efficaces. Elle vise à développer les capacités de défense dans le domaine de la gestion des crises, à promouvoir et à renforcer la coopération européenne en matière d'armement, à favoriser la recherche et à renforcer la BITDE en concertation avec la Commission. Il s’agit de contribuer à la création d’un marché européen concurrentiel des équipements de défense tout en tenant compte des points forts des capacités industrielles des États membres.
Pourtant, force est de constater que dans ce cadre favorable, les États membres se montrent frileux. Même si ces initiatives convergent avec les objectifs affichés par la Commission européenne, on observe si ce n'est une confrontation, du moins l'absence de vision commune sur la méthode à adopter pour satisfaire ces objectifs. Il est vrai que la politique de la Commission se veut être la synthèse de la position des 27 États membres de l'Union alors que les grands pays, à la fois membres historiques, moteurs politiques et économiques et producteurs d'armement sont plus naturellement portés vers le multilatéralisme.
Ainsi, il ne semble pas y avoir de véritable concertation entre les différentes instances européennes. Le fait que la commission dispose d'un siège au sein de l'exécutif de l’AED ne veut pas dire pour autant que l'agence soit associée aux travaux de la Commission. De plus, les États préfèrent aborder les questions d'armement dans un cadre intergouvernemental. Enfin, la multiplication depuis 2003 d’opérations extérieures d'ampleur qui nécessitent des moyens importants, adaptés et évolutifs, a marqué une pause dans les initiatives des États sur le long terme ainsi que dans les restructurations industrielles.


[1] La mise en place progressive de la comptabilité publique au format LOLF à partir de 2006 a remplacé le découpage traditionnel en titres (dépenses de personnel, de fonctionnement, d’investissement…) par un découpage en programmes (préparation et emploi des forces, équipement des forces, environnement et prospective, recherche duale…) qui ne présente plus les mêmes schémas de distribution des crédits et rend les comparaisons difficiles entre les budgets d’avant et d’après 2006, malgré une période de transition suivie en double comptabilité.
[2] Les chiffres clés de la défense, édition 2010. Disponible sur http://www.defense.gouv.fr//portail-defense/ministere/organisation/les-chiffres-cles-de-la-defense-2010
[3] Bulletin de l’Observatoire économique de la défense (SGA/DAF/OED) n°54, février 2011, P.3. Disponible sur http://www.defense.gouv.fr/sga/le-sga-en-action/economie-et-statistiques/ecodef
[4] Directive 2004/18/CE du Parlement européen et du conseil du 31 mars 2004 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services. JOUE L 134 du 30.4.2004 p. 114-240.
[5] F.M. Scherer, The weapons acquisition process: economic incentives, Division of Research, Graduate School of Business Administration, Harvard University, 1964 in cours dispensés par Gilles LE BLANC au CEP PARIS1 2011.
[6] Instruction du 15 octobre 1964 prises au titre de l'application de l'article 54 de la loi numéro 63-156 du 23 février 1963 instituant un droit de contrôle des prix de revient pour certains marchés, cité dans KIRAT Thierry et BAYON Denis. Les marchés publics de la défense, Droit du contrat public, pratique administrative et enjeux économiques. Bruxelles : Bruylant, 2006, p.44-45.
[7] Circulaire du 26 juillet 1971 relative à la pratique des analyses de coûts dans les marchés publics, citée dans KIRAT T. et BAYON D., p.44-45.
[8] CIDEF c/ ministre de la Défense, CE, 17 décembre 1999. Disponible sur http://legimobile.fr
[9] KIRAT Thierry et BAYON Denis. Les marchés publics de la défense, Droit du contrat public, pratique administrative et enjeux économiques. Bruxelles : Bruylant, 2006, p. 42.
[10] MARTRE Henri, « Les perspectives des activités françaises d’armement dans leur environnement international », Défense Nationale, juin 1982, pages 10 et 11 cité dans PASCALLON Pierre, HEBERT Jean-Paul et al. La politique industrielle d’armement et de défense de la Ve République : évolution, bilan et perspectives. Paris : L’Harmattan, 2010, p.53.
[11] Projet de loi de finances pour 2009 : Défense – Equipement des forces [archive] sur www.senat.fr, Sénat, 2008.
[12] MASSON Hélène, L’industrie de défense française à la croisée des chemins, in Fondation pour la Recherche Stratégique, Annuaire stratégique et militaire 2006-2007. Disponible sur http://www.frstrategie.org
[13] JEHIN olivier, L'économie européenne de défense malade de la crise, in IFRI Actuelles, 4 novembre 2010. Disponible sur www.ifri.org.
[14] Ibid, p. 8.
[16] EDA, The Code of Conduct on Offsets, Bruxelles, 24 octobre 2008. Disponible sur http://www.eda.europa.eu
[17] COMMISSION DU LIVRE BLANC SUR LA DÉFENSE ET LA SÉCURITÉ NATIONALE. Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Paris : Odile Jacob / La documentation Française, 2008, p.264.
[18] HEBERT Jean-Paul, « La transformation du système français de production d'armement : une vue d'ensemble » in PASCALLON Pierre, HEBERT Jean-Paul et al. La politique industrielle d’armement et de défense de la Ve République : évolution, bilan et perspectives. Paris : L’Harmattan, 2010, p. 41-67.
[19] Direction générale de l’armement.
[20] Livre blanc sur la défense 1994, Paris : La Documentation française, 1994, p. 155.
[21] Ibid., p. 52.
[22] Ibid., p. 272.
[23] Sortie du secteur défense.
[24] La PESD sera rebaptisée « politique de sécurité et de défense commune » (PSDC) par le traité de Lisbonne.
[25] L’OCCAr a été créée par l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni et l'Italie. La Belgique et l'Espagne l'ont rejointe respectivement en 2003 et 2005.

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