I. LE MARCHE EUROPÉEN DE LA DÉFENSE
Dans un contexte de
réduction des dépenses de défense en Europe et de fragmentation du marché,
l’absence de volonté politique commune pénalise la construction d’une base
industrielle et technologique de défense.
A. Des dépenses d’investissement en baisse
Les
réductions drastiques des budgets de défense ont un impact direct sur
l’industrie de l’armement en termes de capacité de production mais aussi de
savoir faire. La dérive du coût des programmes entraine des retards et grève le
niveau d’équipement des forces. Dans un marché devenu concurrentiel, les
relations privilégiées entre l’État et son industrie de défense doivent se
renouveler pour s’adapter au nouveau contexte.
1) Le budget de la défense constitue une variable d’ajustement
Alors qu’au
niveau mondial, la progression des dépenses militaires semble marquer une
pause, l’Europe présente un recul de près de 2,8% entre 2009 et 2010. On
observe des réductions drastiques, principalement en Europe centrale et
orientale, la Lettonie et la Bulgarie réduisant d’un quart leur budget de
défense, l’Estonie, la Slovaquie et la Lituanie de plus de 15 %. Il en résulte
une redistribution progressive de l’effort au niveau mondial avec l’émergence
de la Chine dont le budget de défense, en forte croissance, dépasse désormais
le budget cumulé de la France et du Royaume Uni qui se voient également
talonnés par un budget Russe en phase de rattrapage. Toutefois, avec 531
milliards d’euros et près de 45% du budget mondial de défense en 2010, les
États-Unis demeurent les chefs de file des puissances militaires, le budget
cumulé des États
membres de l’Union européenne se situant en deuxième position avec 188
milliards d’euros.
Le budget des États membres de l’Union européenne souffre en
effet des crises successives qui ont accompagné le processus de libéralisation
post-Guerre Froide et éloigné la perspective de percevoir les « dividendes
de la paix ». Le budget de défense a constitué la principale variable
d’ajustement de gouvernements soucieux de réduire leurs dépenses afin de
répondre aux critères du traité de Maastricht. Dans la même période, la montée
en puissance d’une politique européenne de sécurité et de défense ainsi que les
accords de défense et autres implications géostratégiques de certains États
membres ont entrainé une augmentation des opérations extérieures et des coûts correspondants (la chambre des
communes britannique estimait par exemple en mars 2008 que le coût de ses
opérations avait au moins doublé avec les interventions en Iraq et en
Afghanistan qui représentaient alors un montant annuel de plus de 3 milliards
d’euros).
En 2008, le budget
français de la défense était en recul de 11 % en termes réels par
rapport à 1990 et les crédits d'équipement sont restés inférieurs à 50 % du
budget depuis 1994, c’est pourquoi les engagements du livre blanc de 2008
prévoyaient de les porter à 57,5 % sur la période de 2009 à 2020. Ainsi, en
2009, les dépenses en matière d’équipements étaient de 17,9 milliards d’euros,
soit presque 53% des dépenses totales hors pensions. Même si ce montant reste
inférieur au ratio fixé par le livre blanc, il dépasse de 400 millions d’euros
le montant fixé en LPM 2009-2014, rognant toute marge de manœuvre pour les
années suivantes.
En LFI 2010, la part du budget de la défense consacrée à
l’investissement[1] était fixée
à près de 25% avec un montant légèrement supérieur à 10 milliards
d’euros ; elle concernait principalement le programme 146
« Equipement des forces ». La recherche « duale » (civile
et militaire), ne s’est vu attribuer que 197 millions d’euros, soit moins de
0,5% ; si on lui ajoute les crédits du programme 144 « Environnement
et prospective de la politique de défense » consacrés aux études et
subventions ainsi que les recherches du CEA, on aboutit à un montant de R&D
de 3,58 milliards d’euros qui correspond à environ 10% de l’effort total de
R&D en France[2], à comparer
aux 57% de dépenses de R&D que les États-Unis consacrent au domaine
militaire[3].
Malgré la contribution du plan de relance de
l’économie et de ressources exceptionnelles, le contexte économique et
budgétaire conduisait la Commission des finances du Sénat dans un rapport du 18
novembre 2010, à « craindre que la loi de programmation militaire
2009-2014 ne soit pas mieux respectée que les deux qui l’ont précédée et
suscite de sérieuses inquiétudes sur les perspectives de maintien des capacités
opérationnelles à l’horizon 2020 ». L’opération « Harmattan » en
Lybie devait commencer quelques mois plus tard avec des coûts supplémentaires
équivalents à ceux du déploiement en Afghanistan.
2) Les coûts sont mal maîtrisés
L'organisation industrielle d'une activité naît des
relations des acteurs autour de l'offre et de la demande. Elle s'articule en
relations verticales entre clients et fournisseurs (exemple de la
sous-traitance) et en relations horizontales de concurrence entre firmes. L'économie des contrats dans l'armement
répond pour sa part à des caractéristiques spécifiques : coûts importants,
durée étalée, complexité, pour lesquelles les relations contractuelles
s’imposent et les relations verticales et horizontales passent au second plan.
Dans ce contexte, le choix par les prix est longtemps resté secondaire, le
calcul des coûts relevant plus de la vérification de cohérence ex post que de l’aide à la décision ex ante, jusqu’à ce que la dérive
progressive des programmes ne vienne compromettre les dernières marges de
manœuvre budgétaires puis nécessiter des arbitrages drastiques.
Le régime des marchés de
la défense tire sa spécificité de structures d'offres le plus souvent monopolistiques
qui imposent la négociation des contrats avec l'industrie et excluent le
recours à des procédures concurrentielles – on notera à ce propos qu’avant
l'introduction du mécanisme du « dialogue compétitif »[4],
la négociation supposait que la procédure de passation des marchés soit non
concurrentielle. La complexité croissante des prestations exige également que
les services de la défense négocient avec l'industrie.
Dans ce
contexte, il est nécessaire de fixer une formule de prix capable d'inciter le
fournisseur à l'efficacité tout en
répartissant les risques entre l'État et l'entreprise. Les formats de
prix « forfaitaire » ou « à remboursement de coût »
offrent un cadre économique connu et éprouvé[5],
mais leur efficacité dans une structure non concurrentielle comme celle des
marchés d'armement n’est pas démontrée. La combinaison de ces formules a
toutefois été mise en œuvre avec un certain succès aux États-Unis sous forme de
contrats à partage des coûts. Quoiqu’il en soit, si le
contrôle des coûts effectifs est constitutif des marchés à remboursement de
coût (cost plus), il s’impose ex ante
dans les marchés à prix forfaitaire (fixed
price), très incitatifs et conclus dans un cadre non concurrentiel : face à
l’asymétrie d’information, c’est un enjeu crucial pour l'acheteur public.
En France, conformément au code des marchés publics, le
contrôle éventuel de l'État ne s'exerce que dans le cas d'un accord contractuel
entre les parties alors qu'une instruction de 1964[6]
fait du contrôle des prix un instrument a
posteriori permettant de fixer des
prix définitifs ou de disposer d'informations pour la passation de marchés
dérivés ultérieurs. En ce qui concerne l'analyse des coûts, une circulaire de
1971[7]
précise qu'elle n’est réalisée que si l'administration la juge opportune et
qu'elle ne doit pas être utilisée pour remettre en cause de marchés
existants ; pour sa part, l'exercice éventuel d’une analyse pré
contractuelle ne peut induire l'obligation du fournisseur à divulguer des
informations comptables ou économiques. On s'est donc éloigné progressivement,
à partir des années 60, des pratiques d'une économie administrée sous tutelle
de l'État, pour laisser place à un contrôle plus souple, mieux adapté à un
système libéral. On notera au passage l'impuissance de l'État à rétablir des
conditions de transparence et de contrôle des dépenses vis-à-vis de l’industrie
de défense avec l'annulation par le Conseil d'État d’arrêtés de 1996 suite à un
recours introduit par le Conseil des Industries de Défense Françaises (CIDEF)[8].
Thierry Kirat et Denis Bayon résument ainsi le régime
juridique français du contrôle des coûts fixé par le code des marchés
publics : « précisé techniquement par des textes dénués de valeur
réglementaire, c'est-à-dire des instructions ou circulaires, dont on ne peut
que s'étonner à la fois du petit nombre et de l'ancienneté »[9].
Les progrès techniques constituent par ailleurs un important
facteur d’augmentation des coûts avec un « effet qualité » qui induit
un taux de croissance moyen de l’ordre de 5% par an depuis la fin de la seconde
Guerre Mondiale[10]. Cet effet
est encore plus marqué dans les hautes technologies : alors que dans les
années 60 le programme du MIRAGE III peut s’estimer à 1,55 milliards d’euros
2008, le programme RAFALE était estimé à 39,6 milliards d’euros dans le projet
de loi de finances pour 2009, soit 25 fois plus[11].
Jusque dans les années 80, la croissance économique et les
succès à l’exportation compensent l’augmentation des coûts de l’armement
jusqu’à ce que la situation ne soit plus tenable et se traduise depuis par des
retards ou des étalements de programmes.
L'étalement dans le temps et la réduction considérable des objectifs de
nombreux programmes d'armement permettent de maîtriser les dépenses en capital
mais c'est au détriment du volume des commandes et du niveau d'équipement. En
revanche, peu de programmes sont annulés : leur nombre est conséquent et ils
représentent des engagements d'ordre juridique, industriel et social qui
doivent être honorés. En effet, l'arrêt ou un retard trop important pris dans
un programme entraîne une démobilisation de l'appareil de recherche et de
production dont les effets sont difficiles à compenser.
3) L’État et l’industrie de l’armement demeurent étroitement liés
Le système français de production d’armement diffère des
autres systèmes nationaux européens par l’étroite interdépendance qu’il crée
entre l’État et l’industrie d’armement. En effet, c’est en France que le niveau
des participations publiques dans le capital des industries de défense est le
plus élevé[12] - il était
d’environ 10% en 2006.
La lecture du tableau ci-après montre d’une part que les
participations publiques sont quasiment inversement proportionnelles au chiffre
d’affaire, ce qui met a priori en évidence un investissement privilégié de
l’État dans les entreprises dont les performances ou la taille ne les placent
pas en tête du secteur (DCI, Groupe SNPE, Nexter, DCNS). D’autre part, ces
chiffres confirment la présence plus marquée de l’État au capital des
entreprises dont la part du chiffre d’affaires consacrée à la défense est
majoritaire (les mêmes si l’on admet que l’activité Défense du groupe SNPE
répond à ce critère).
Dans les années 90, on a observé une multiplication des
fusions entre acteurs de différents métiers liés à la défense ainsi que la transformation d'acteurs étatiques en
entreprises. Cette entrée rapide dans un environnement d'économie réelle a mis en évidence le décalage
entre la valeur des firmes et les chiffres de leur bilan. L'analyse économique
traditionnelle confronte la firme au marché selon des critères classiques de
recherche de l'efficience productive par les économies d'échelle ou de gamme,
d'innovation, d'incertitude, de coûts de transaction, etc. Dans le domaine de
l'armement, la comparaison entre production étatique et acquisition a laissé
place à l'étude du coût de possession avec la nécessité toujours présente de réduire l'asymétrie d'information dans
les relations avec l'industrie par l'entretien en amont d'un niveau d'expertise
suffisant et l'exercice d'un contrôle en aval.
Le volume d'activité de
l'industrie de l'armement est désormais inférieur à sa valeur de 1970 après
avoir diminué de plus de 40 % par rapport à la valeur de 18 milliards en euros
constants 2008 à laquelle il culminait en 1990. Ainsi, le chiffre d'affaires
export présente en 2006 un résultat en baisse de plus de 60 % par rapport à
1984 et la part dans le PIB du chiffre d'affaire total de l'armement est
inférieur à 1 % depuis l'an 2000 (0,8 % en 2007). De même, la part des
exportations d'armement dans les exportations totales est désormais inférieure
à 1 %.
Les relations entre l’État et l’industrie de l’armement ont
donc connu une évolution majeure que l’on pourrait qualifier de
« changement de paradigme » avec :
-
une période charnière constituée par les années 90 suite à
la rupture stratégique de la fin de la Guerre Froide ;
-
un contexte d’ouverture économique aux marchés
internationaux contemporain d’une réduction des budgets de défense (dividendes
de la paix et crises économiques) ;
-
une explosion de nouvelles technologies issues du monde
civil, celui-ci devenant moteur en matière d’innovation et bouleversant un
paysage jusqu’alors dessiné par la recherche militaire.
Ce changement de paradigme a imposé une adaptation à marche
forcée du secteur, avec :
-
une moindre participation de l’État au capital des
firmes de défense ;
-
des restructurations géographiques et sectorielles visant à
obtenir des alliances, à gagner une masse critique ou à opérer un rééquilibrage
au profit des activités civiles.
Au bilan, on observe une prise de distance de l’industrie de
l’armement par rapport au contrôle traditionnellement exercé par l’État et
l’adoption de stratégies adaptées à un marché devenu concurrentiel. Toutefois,
la concurrence des États-Unis dont la restructuration industrielle a abouti à
la constitution de géants du secteur (Lockheed Martin, Boeing, Northrop
Grumman, General Dynamics…) et la montée en puissance des industries Russe,
Indienne ou Chinoise prennent en tenaille un secteur encore fragile. Dans ce
contexte, l’État tente de préserver l’existence d’un secteur national de
l’armement tout en acceptant une certaine interdépendance européenne pour tout
ce qui ne relève pas des domaines de souveraineté (nucléaire, aérospatial,
chiffre…). Les mesures de protection et de soutien mises en œuvre par les
gouvernements successifs ne sont pas forcément en phase avec l’évolution rapide
du secteur mais elles jalonnent une consolidation nationale et internationale
cohérente avec la construction de l’Europe de la défense et de sa base
industrielle et technologique.
B. La primauté des intérêts nationaux
Les États membres
consacrent l’essentiel de leur budget d’équipement à leurs fournisseurs
nationaux et se montrent réticents à l’ouverture de leur marché intérieur. Ils
privilégient la coopération intergouvernementale, pratiquent les offsets et
échappent aux règles communes de l’UE. Pourtant, en France, on se résout à
l’acceptation progressive d’une certaine interdépendance.
1) Un marché fragmenté
D’après une étude récente de
l’Institut Français des Relations Internationales, il existe en Europe plus de
20 marchés de défense organisés nationalement alors que la demande décroit, que
le marché est poreux vis-à-vis des importations extra-européennes et qu’il est
toujours plus difficile de pénétrer le marché américain[13].
Dans ce contexte, la coopération européenne en matière d’armement repose en
majorité sur des programmes multinationaux répondant à des besoins communs sans
pour autant avoir vocation à apporter des changements structurels ou à
contribuer à une politique industrielle. D’une part, les pays producteurs
d’armement préfèrent confier à leur industrie la satisfaction de leurs besoins
nationaux dans un secteur sensible où les notions de souveraineté et de
sécurité d’approvisionnement de leurs forces armées sont déterminantes.
Ensuite, les besoins en équipements découlent de concepts et de doctrines liés
à la culture de défense de chaque nation, ce qui peut conduire à des spécifications
opérationnelles différentes, voire inconciliables. Au plan politique,
l’implication de l’État dans le domaine industriel peut être protectrice ou
libérale, suggérer des compensations ou exiger seulement le meilleur prix.
Enfin, seulement quelques pays européens produisent de l’armement, la majorité
étant constituée de simples acheteurs libérés de toute exigence de politique
industrielle qui sont naturellement portés à faire des acquisitions au meilleur
prix auprès de fournisseurs le plus souvent non européens.
Au sein des États, il n’existe pas
de volonté politique de surmonter cette fragmentation alors même que
l’industrie de l’armement est de plus en plus exposée à la concurrence
internationale. La concentration progressive des capacités de production a
permis l’émergence de grands groupes d’armement comme EADS, Thalès ou SAFRAN.
Toutefois, la plupart des entreprises du secteur européen de la défense ne
répondent pas encore aux critères de capitalisation, de masse critique ou de
diversification rendus nécessaires par l’ouverture due au resserrement des
marchés domestiques.
En plus de la segmentation
géographique, on observe une fragmentation sectorielle, les différents secteurs
de l’armement ne faisant pas face aux mêmes problématiques. Ainsi, l’industrie
aérospatiale et l’électronique ont opéré des consolidations d’ampleur alors que
les fabricants de systèmes terrestres et la marine sont restés dans une
configuration d’arsenal. Si certaines mesures de protection nationales peuvent
contribuer à la viabilité des entreprises les plus fragiles ou exposées, elles
les pénalisent sur le long terme en les affranchissant d’une nécessaire
politique de consolidation.
Les petites et moyennes entreprises
souffrent d’un moindre accès aux marchés internationaux et perdent
progressivement leur compétitivité. Cette protection crée un cloisonnement qui
favorise les duplications dans un même secteur ou une même branche de
production : les investissements dans les capacités de production et les
efforts de recherche et de développement sont menés séparément, ils ne sont pas
stimulés par la concurrence et offrent donc une rentabilité moindre. Il
apparait vain de continuer à développer des programmes concurrents avec trois
modèles européens d’avions de chasse, trois types de chars, sept modèles
d’hélicoptères ou de produire différents types de frégates et de sous-marins au
sein de seize chantiers navals alors que les États-Unis n’en possèdent que
trois[14].
Pourtant, il n’y a pas d’incitation à une rationalisation structurelle ou à une
réduction des coûts. A l’échelle européenne, cette dispersion des efforts nuit
à la compétitivité globale de l’industrie d’armement et porte les acheteurs
vers d’autres fournisseurs.
2) Des réflexes de protection
Selon certains experts, la proportion des marchés négociés sans procédure de mise en concurrence est de
l'ordre de 80 % du montant total des marchés de défense. Si pour
l’adjudicateur, l’absence de mise en concurrence représente une facilité
procédurale à même d’améliorer l’efficacité des transactions, le niveau
politique y verra pour sa part un moyen de protection de l’industrie nationale,
même si les bénéfices escomptés ne s’inscrivent pas forcément sur le long
terme.
Une des manifestations les plus
courantes des pratiques de protection opérées par les États européens en
matière de marchés d’armement est le principe des
« offsets » qui contribue à entretenir un « monde
parallèle » des transactions entre gouvernements, en marge de toute notion
de concurrence ou d’optimisation industrielle. Il s’agit de la négociation
menée à l’occasion de la passation d’un marché qui consiste pour les
entreprises étrangères concurrencées à faire une offre qui compense l’obtention
du marché par l’entreprise domestique. Ces offsets peuvent prendre la forme de
partenariats avec les entreprises étrangères ou même d’acquisitions dans des
secteurs très différents du marché initial.
Le problème est que ces offsets,
utilisés pour protéger l’industrie nationale, conduisent à une distorsion de
concurrence qui peut s’avérer pénalisante à terme puisqu’elle n’incite pas à
l’innovation. Ils favorisent des produits non compétitifs qui ne correspondent
pas forcément aux spécifications établies pour les armées, celles-ci se voyant
imposer des équipements qui ne
répondent pas à leurs besoins. Ils grèvent les budgets de défense dont
l’utilisation est désoptimisée au détriment de solutions alternatives qui se
seraient montrées plus efficaces.
Le développement extensif des
offsets a progressivement amplifié ces nuisances et gangréné un marché déjà
affaibli par son manque de performance à l’export, c’est pourquoi l’Agence
Européenne de la Défense (AED) a été conduite, sous l’impulsion des
gouvernements, à établir en 2008 un code de conduite visant à en limiter la
pratique[16]. Cette
prise de conscience n’a pas pour autant remis en question le principe de la
coopération internationale qui demeure un mode de fonctionnement privilégié entre
les États européens producteurs d’armement.
Même si l’expérience montre que les
programmes menés en coopération internationale ont un coût plus élevé et sont
plus longs à mettre en œuvre, ils offrent un cadre privilégié pour fédérer les
savoir-faire et coordonner les efforts autour d’un projet initié par une
volonté politique commune, dont l’ambition est de répondre à des besoins
convergents et qui engage les participants sur une base pluriannuelle.
Comparables aux « grands travaux »
menés par les gouvernements pour
relancer le secteur du bâtiment, leur ampleur est multipliée par le nombre de
participants et le volume des capitaux engagés, ils permettent de partager les
risques et d’accentuer les efforts de recherche et peuvent jouer un rôle
d’entrainement pour des entrants potentiels. Surtout, ces programmes sont
structurants pour l’industrie de défense à qui ils donnent une visibilité sur
l’avenir et un axe de mobilisation.
Les surcoûts de la coopération
internationale sont principalement imputés aux divergences de spécifications, à
la duplication des chaines de production et aux problèmes de transfert
d’informations : surcoûts de développement, de production ou de
transaction qui sont la traduction financière des considérations de souveraineté
déjà évoquées plus avant. Ainsi, la coopération intergouvernementale traduit en
impact financier des exigences nationales qui, quand elles opèrent sur le
marché concurrentiel, ont des conséquences économiques plus funestes : on
peut donc considérer que la coopération est un moindre mal et que son surcoût
est compensé par des bénéfices à plus long terme (économies d’échelle,
innovations, etc.)
Pourtant, aucun pays européen n’est
désormais capable de répondre seul à l’ensemble de ses besoins
d’armement au moyen de firmes purement nationales offrant des capacités de
production et d’innovation sur l’ensemble du spectre. On observe également
qu’avec le rattrapage opéré par les acteurs émergents, il existe de moins en
moins de rentes à exploiter au sein de l’Union, ce qui compromet non seulement
les possibilités de développement mais surtout les chances de survie de pans
entiers de la Base Industrielle et Technologique de Défense Européenne (BITDE).
L’argument de la souveraineté prête le flanc au simple constat que la perméabilité
du marché européen de l’armement induit un glissement progressif vers une
dépendance subie. Il est par ailleurs inéluctable que dans le cadre de la
construction européenne et de l’intégration progressive des politiques
économique, financière, de sécurité et
de défense, la politique industrielle et celle de l’armement en particulier
finissent par se plier nolens volens
à la règle commune.
Aussi, les États vont être
contraints d’accepter un certain niveau de dépendance mutuelle. Ils pourront
ainsi exploiter le plus efficacement possible les domaines dans lesquels leur
industrie demeure performante ou pour lesquels ils peuvent s’offrir une
politique de souveraineté correspondant à leurs moyens. La France s’inscrit
tout à fait dans cette logique : le Livre blanc de la défense de 2008
constate que l’ouverture des échanges impose désormais à notre pays de tolérer,
au niveau européen, une « interdépendance librement consentie »
assortie de procédures d’acquisition performantes et « pour tous les cas où la
sécurité d'approvisionnement n'est pas directement en jeu, la France recourra
au marché mondial », sous réserve de conserver des compétences nationales «
afin de définir, commander, expertiser et qualifier les équipements ainsi
acquis »[17]. Cette
déclaration traduit les efforts consentis par l’État pour l’équipement de nos
forces, le soutien de l’industrie de défense et le maintien d’une certaine
autonomie assortie de compétences essentielles.
3) L’acceptation nécessaire d’une certaine interdépendance
En France, le système
de production d'armement se caractérise par un fonctionnement en
« régulation administrée »[18]
organisé à travers des liens institutionnels, politiques, stratégiques,
économiques, et financiers. Animé par la DGA[19]
qui est à la fois donneur d'ordres, acheteur, chargé du contrôle et producteur,
ce système s'appuie sur un ensemble de « compromis
institutionnalisés ». L’État intervient au moyen de crédits conséquents
d'acquisition, de recherche et d'études investis au service d’une capacité nationale de production.
À l'issue de la seconde Guerre Mondiale, la volonté de
donner une masse critique à nos entreprises face à la concurrence
internationale conduit à une politique de concentration dans le secteur public
et nationalisé. Dans l'armement, le mouvement aboutit à la naissance de firmes
où se combinent champions nationaux et sociétés installées dans des niches
technologiques. D'un côté, le pouvoir politique souhaite reconstituer les
moyens d'une force militaire autonome et crédible, alors que les industriels,
soucieux de se ménager une place dans un système en reconstruction, souhaitent
préserver leur indépendance et leurs intérêts individuels.
Jusqu'à la fin des années 80, on observe une stabilité des
producteurs d'armement qui cohabitent avec un secteur public dominant
(arsenaux, sociétés nationales ou nationalisées) et sont organisés par acteurs
principaux dans les grands créneaux de production (engins stratégiques, avions
de combat, blindés, navires de combat…). La DGA exerce alors une forte influence sur l'orientation des
décisions dans un secteur qui bénéficie d'une planification relativement
suivie. A cette époque, notre base
industrielle de défense est relativement protégée des grands groupes
internationaux dans un environnement
peu concurrentiel où la question des prix reste au second plan.
Les années 90 voient s’opérer un changement radical avec un
accroissement des coûts, jusque là compensé par la croissance économique, qui
finit par devenir insupportable et entrainer des retards, des étalements voire
des annulations qui deviendront récurrents. Dans ce contexte, la DGA se voit
progressivement isolée dans son travail de contrôle dont la sphère politique
semble se désintéresser. La programmation militaire fonctionne par
intermittence ou n’est pas suivie et les rapports de la Cour des Comptes
s’accompagnent rarement de mesures concrètes. Le mouvement de dérive n’est plus
maîtrisé.
La fin de la Guerre Froide et la quête des « dividendes
de la paix » mettent à mal les investissements jusque là inconditionnels
de la dissuasion. Les choix traditionnels de politique industrielle sont remis
en cause et on voit poindre les premières rivalités entre firmes. Les notions
de taille critique et de parts de marché relativisent désormais l’importance de
la caution de la DGA. Des stratégies industrielles s’élaborent au-delà des
seules frontières nationales pour embrasser le cadre européen, nouvel horizon
économique. La dépendance des firmes par rapport à l’État diminue avec le
rééquilibrage des participations au profit du monde privé, les restructurations
au niveau national et européen et la montée en puissance des activités civiles.
Dans l’analyse des relations avec l’industrie, le livre blanc de 1994 met en
avant la dimension européenne avant toute considération nationale en prônant
une logique de coopération
pour les programmes d’armement conventionnels majeurs[20] :
l’objectif de diminution du coût des programmes d’armement devient prioritaire[21].
La loi de programmation 1995-2000 confirme cet objectif avec la nécessité
déclarée d’obtenir une baisse des coûts des programmes d’armement fixée à 2%
par an.
Au début des années 2000, alors que le rôle même de la DGA
semble remis en cause, le système
français de production d’armement s’efface au profit d’un modèle plus industriel
et orienté vers l’Europe. En plus du renforcement de ses attributions
opérationnelles en 2005, le Chef d’État-major des Armées se voit chargé de
« la responsabilité de la maîtrise d’ouvrage du programme jusqu’à la
négociation du contrat »[22].
Même si la question des prix n’est plus centrale, on parle à partir de 2008 de
« maîtrise du coût de possession » car il s’agit désormais d’acheter
plus efficacement et de communiquer vers l’industrie sur la stratégie
d’acquisition à long terme envisagée par l’État afin que les entreprises
puissent se consolider et se positionner sur le marché mondial.
Alors que notre stratégie industrielle s’ouvre sur l’Europe
avec le deuxième cercle défini par le livre blanc de 2008 et l’acceptation d’une certaine interdépendance,
le recours au marché mondial demeure possible dans tous les cas ou la sécurité
d’approvisionnement n’est pas directement en jeu.
Côté demande, une contraction des commandes est programmée
avec la réduction des parcs d’avions de combat et de frégates ainsi que celle
des moyens affectés aux forces nucléaires.
Passé d’un mode de régulation administrée à une
confrontation à la concurrence internationale, notre système de production
d’armement a connu des reconfigurations stratégiques et en connaîtra encore
dans les années qui viennent.
C. L’absence de vision commune
La construction de
l’Europe de la défense semble avoir perdu son souffle et son industrie est en
panne. Or la mise en place d’une BITDE compétitive suppose d’offrir aux acteurs
du secteur une vision commune structurée autour d’une volonté politique qui a
fait défaut jusqu’à présent.
La communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité
économique et social européen et au Comité des régions du 5 décembre 2007, intitulée : « stratégie pour une industrie européenne
de la défense plus forte et plus compétitive » établit la nécessité de disposer
d’une base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) forte et
compétitive pour concevoir et fabriquer de manière autonome et à un coût
raisonnable les équipements nécessaires à l’application d’une politique
européenne de sécurité et de défense (PESD)[24]. Ce
postulat peut paraître évident car il s'inscrit dans la logique de l'évolution
économique, politique et stratégique de l'Union dix ans après le traité
d'Amsterdam qui ouvrait la voie, en 1997, à la PESD. Pourtant, il y a loin de
la coupe aux lèvres et les divergences entre la Commission européenne et les
gouvernements, entre les États producteurs et les états acheteurs ou entre les
États protecteurs et les grands groupes industriels conquérants viendront
tempérer les tentatives de mise en œuvre d'une politique industrielle commune
dans le domaine de la défense.
Dès les années 90, les
États européens prennent des initiatives pour faire face au changement de
paradigme de l'après - Guerre Froide avec tout d'abord la création en 1996 de
l'Organisation Conjointe de Coopération en matière d'Armement (OCCAr)[25].
L'organisation a pour mission de conduire des programmes menés en coopération
internationale selon
des principes de mise en concurrence, de réciprocité et d’acquisition
préférentielle en
contribuant au développement de la BITDE et en appliquant le principe de
"juste retour" industriel de manière pluriannuelle et sur plusieurs
programmes. On peut notamment citer à son actif l’hélicoptère franco-allemand
TIGRE, la frégate franco-italienne FREMM et l’avion de transport A400M. Dirigée
par un conseil de surveillance constitué des ministres de la Défense des États
participants, elle est ouverte à des partenaires extra-européens et échappe au
contrôle de l'UE.
Alors qu'en 1997, la
Commission européenne déclare vouloir ouvrir le marché européen de la défense,
les gouvernements du Royaume-Uni, de la France, de l'Allemagne, de l'Italie, de
l'Espagne et de la Suède, pays producteurs d'armement, signent l'année suivante
un accord cadre, la LoI (Letter of Intent)
qui manifestent leur volonté d'harmoniser les conditions d'application des
réglementations nationales et de faciliter l'émergence et la croissance de
« sociétés transnationales de défense ».
Autre initiative
intergouvernementale, la création en 2004 par le Conseil européen de l'AED doit
contribuer à la mise en œuvre de la PESD en développant des moyens plus
flexibles et plus efficaces. Elle vise à développer les capacités de défense
dans le domaine de la gestion des crises, à promouvoir et à renforcer la
coopération européenne en matière d'armement, à favoriser la recherche et à
renforcer la BITDE en concertation avec la Commission. Il s’agit de contribuer
à la création d’un marché européen concurrentiel des équipements de défense
tout en tenant compte des points forts des capacités industrielles des États
membres.
Pourtant, force est de
constater que dans ce cadre favorable, les États membres se montrent frileux.
Même si ces initiatives convergent avec les objectifs affichés par la
Commission européenne, on observe si ce n'est une confrontation, du moins
l'absence de vision commune sur la méthode à adopter pour satisfaire ces
objectifs. Il est vrai que la politique de la Commission se veut être la synthèse
de la position des 27 États membres de l'Union alors que les grands pays, à la
fois membres historiques, moteurs politiques et économiques et producteurs
d'armement sont plus naturellement portés vers le multilatéralisme.
Ainsi, il ne semble pas y
avoir de véritable concertation entre les différentes instances européennes. Le
fait que la commission dispose d'un siège au sein de l'exécutif de l’AED ne
veut pas dire pour autant que l'agence soit associée aux travaux de la
Commission. De plus, les États préfèrent aborder les questions d'armement dans
un cadre intergouvernemental. Enfin, la multiplication depuis 2003 d’opérations
extérieures d'ampleur qui nécessitent des moyens importants, adaptés et
évolutifs, a marqué une pause dans les initiatives des États sur le long terme
ainsi que dans les restructurations industrielles.
[1] La mise en place progressive de la comptabilité
publique au format LOLF à partir de 2006 a remplacé le découpage traditionnel
en titres (dépenses de personnel, de fonctionnement, d’investissement…) par un
découpage en programmes (préparation et emploi des forces, équipement des
forces, environnement et prospective, recherche duale…) qui ne présente plus
les mêmes schémas de distribution des crédits et rend les comparaisons
difficiles entre les budgets d’avant et d’après 2006, malgré une période de
transition suivie en double comptabilité.
[2] Les chiffres
clés de la défense, édition 2010. Disponible sur
http://www.defense.gouv.fr//portail-defense/ministere/organisation/les-chiffres-cles-de-la-defense-2010
[3] Bulletin de
l’Observatoire économique de la défense (SGA/DAF/OED) n°54, février 2011, P.3.
Disponible sur http://www.defense.gouv.fr/sga/le-sga-en-action/economie-et-statistiques/ecodef
[4] Directive
2004/18/CE du Parlement européen et du conseil du 31 mars 2004 relative à la
coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de
fournitures et de services. JOUE L 134 du 30.4.2004 p. 114-240.
[5] F.M. Scherer, The weapons
acquisition process: economic incentives, Division of Research, Graduate School
of Business Administration, Harvard University, 1964 in cours dispensés par Gilles LE BLANC au CEP PARIS1 2011.
[6] Instruction
du 15 octobre 1964 prises au titre de l'application de l'article 54 de la loi
numéro 63-156 du 23 février 1963 instituant un droit de contrôle des prix de
revient pour certains marchés, cité dans KIRAT
Thierry et BAYON Denis. Les marchés publics de la défense, Droit du contrat
public, pratique administrative et enjeux économiques. Bruxelles :
Bruylant, 2006, p.44-45.
[7] Circulaire
du 26 juillet 1971 relative à la pratique des analyses de coûts dans les
marchés publics, citée dans KIRAT T. et BAYON D., p.44-45.
[8] CIDEF c/
ministre de la Défense, CE, 17 décembre 1999. Disponible sur
http://legimobile.fr
[9] KIRAT Thierry et BAYON Denis. Les marchés
publics de la défense, Droit du contrat public, pratique administrative et
enjeux économiques. Bruxelles : Bruylant, 2006, p. 42.
[10] MARTRE
Henri, « Les perspectives des activités françaises d’armement dans leur
environnement international », Défense
Nationale, juin 1982, pages 10 et 11 cité dans PASCALLON Pierre, HEBERT Jean-Paul et al. La politique industrielle
d’armement et de défense de la Ve République : évolution, bilan et
perspectives. Paris : L’Harmattan, 2010, p.53.
[11] Projet de
loi de finances pour 2009 : Défense – Equipement des forces [archive] sur www.senat.fr, Sénat, 2008.
[12] MASSON
Hélène, L’industrie de défense française
à la croisée des chemins, in
Fondation pour la Recherche Stratégique, Annuaire
stratégique et militaire 2006-2007. Disponible sur
http://www.frstrategie.org
[13] JEHIN olivier, L'économie
européenne de défense malade de la crise, in IFRI Actuelles, 4
novembre 2010. Disponible sur www.ifri.org.
[14] Ibid, p. 8.
[16] EDA, The Code of Conduct on Offsets, Bruxelles, 24 octobre 2008. Disponible sur http://www.eda.europa.eu
[17] COMMISSION DU LIVRE BLANC SUR LA DÉFENSE ET
LA SÉCURITÉ NATIONALE. Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.
Paris : Odile Jacob / La documentation Française, 2008, p.264.
[18] HEBERT
Jean-Paul, « La transformation du système français de production
d'armement : une vue d'ensemble » in PASCALLON Pierre, HEBERT Jean-Paul et al. La politique
industrielle d’armement et de défense de la Ve République : évolution,
bilan et perspectives. Paris : L’Harmattan, 2010, p.
41-67.
[19] Direction
générale de l’armement.
[20] Livre blanc sur la défense 1994,
Paris : La Documentation française, 1994, p. 155.
[21] Ibid., p. 52.
[22] Ibid., p. 272.
[23] Sortie du
secteur défense.
[24] La PESD
sera rebaptisée « politique de sécurité et de défense commune »
(PSDC) par le traité de Lisbonne.
[25] L’OCCAr a
été créée par l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni et l'Italie. La Belgique
et l'Espagne l'ont rejointe respectivement en 2003 et 2005.
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