II. LES MARCHES PUBLICS DE DÉFENSE
Dans le domaine des
marchés publics, on peut pointer le manque de souplesse de la réglementation
européenne, mais il convient également de considérer les opportunités
d’exemptions qu’elle offre afin de promouvoir de meilleures pratiques en
matière d’acquisition. Le Royaume-Uni a pour sa part tiré les leçons de sa
politique d’ouverture des années 90 qui l’a rendu dépendant des États-Unis et
s’oriente désormais vers une démarche de pérennisation de ses capacités
technologiques et industrielles. Dans la plupart des pays européens, on observe
un recours massif aux exemptions qui permettent à certains, dont la France et
le Royaume-Uni, de préserver leur marché national et à d’autres de s’ouvrir aux
offres américaines, plus intéressantes. La France est quant-à-elle en
conformité avec le droit communautaire qu’elle intègre dans son code des
marchés publics dès 2001 avec plus tard une déclinaison propre aux spécificités
des marchés de défense qui seront abordés dans un décret particulier en 2004.
A. Un besoin d’assouplissement
Près de 80% des marchés en
volume sont passés selon des procédures dérogatoires au code des marchés
publics (CMP) afin de privilégier des fournisseurs nationaux dont les capacités
de production sont connues, de capitaliser sur un savoir faire éprouvé ou de
répondre à des échéances contraintes. Le cadre rigide du CMP ne se prête pas
aux marchés de défense et son application stricte dans ce domaine serait de
nature à fragiliser la BITD par rapport à des contractants de pays tiers non
soumis aux mêmes contraintes ou bénéficiant de facilités ou de subventions.
1) Un recours trop fréquent aux exemptions
Un
recours trop fréquent au régime dérogatoire offert par l’article 296 du TCE a
permis à certains États-membres de protéger leur industrie d’armement de toute
concurrence, « entretenant le risque de voir porter devant la Cour de
justice des Communautés européennes (CJCE)[1]
des recours contentieux entretenus par un contexte peu propice à l’entrée sur
ce marché[2] ».
Le
premier alinéa de l’article 296 est ainsi libellé :
« Les
dispositions du présent traité ne font pas obstacle aux règles ci-après:
a) aucun
État membre n'est tenu de fournir des renseignements dont il estimerait la
divulgation contraire aux intérêts essentiels de sa sécurité;
b)
tout État membre peut prendre les mesures qu'il estime nécessaires à la
protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la
production ou au commerce d'armes, de munitions et de matériel de guerre; ces
mesures ne doivent pas altérer les conditions de la concurrence dans le marché
commun en ce qui concerne les produits non destinés à des fins spécifiquement
militaires. »
Cet article offre un régime dérogatoire
aux règles communes de transparence et de libre concurrence établies par le
traité en permettant aux États membres de conserver le contrôle de leurs
marchés publics de défense en attribuant des contrats aux entreprises
domestiques par procédure négociée, sans publicité ni mise en concurrence.
Ainsi, ils exercent leur souveraineté en toute indépendance, écartant toute
possibilité de comparaison avec les offres équivalentes que pourraient déposer
d'autres entreprises européennes. En effet, la notion d’ « intérêts
essentiels de sécurité » et la qualification des renseignements afférents
étant difficiles à remettre en cause, elles se prêtent à une interprétation
extensive.
Il convient de noter par ailleurs
qu’afin de lever toute ambiguïté susceptible de donner lieu à d'éventuels
contentieux, l'article s’appuie sur une liste datée du 15 avril 1958 qui
précise la nature des produits évoqués au b). L'alinéa 2 de l'article 296 offre
la possibilité au Conseil, « statuant à l'unanimité sur proposition de la
Commission », d’apporter des modifications à cette liste qui n'a pourtant
jamais été révisée à ce jour.
L'article
296 crée au sein de l'Europe de l'armement « un système institutionnel que
l'on peut qualifier de verrouillé » alors qu' « un État membre
qui ferait un usage raisonné de l'article 296 se placerait dans le champ
d'application du droit commun communautaire »[3].
Pourtant,
le cadre juridique de l'Union offre dès 2004 un régime adapté aux spécificités
des marchés de défense avec la directive 2004/18/EC qui bien qu'elle porte sur
les marchés publics civils, peut s'appliquer au domaine de la défense dès lors
que l'article 296 n'est pas invoqué, sauf s'ils sont déclarés secrets,
requièrent des mesures particulières de sécurité ou lorsque la protection des intérêts
essentiels de l'État l'exige. La directive prévoit notamment un recours à la
procédure négociée sans publication d’avis de marché lorsque :
-
le
marché ne peut être confié qu'à un opérateur économique déterminé, pour des
raisons techniques ou en situation d'urgence impérieuse ;
-
les
produits concernés sont destinés à être utilisés à des fins de recherche,
d'expérimentation, d'études ou de développement ;
-
des
contraintes de compatibilité justifient le recours au fournisseur initial ;
-
des
travaux ou des services complémentaires sont devenus nécessaires à la suite
d'une circonstance imprévue.
Malgré
ces aménagements, les adjudicateurs demeurent prudents et continuent à
privilégier l’article 296 qui les préserve d’éventuelles procédures judiciaires
susceptibles de compromettre des processus administratifs complexes déjà soumis
à des risques économiques et financiers non négligeables.
2) Le manque de souplesse du Code des marchés publics
Le processus de réflexion sur les marchés publics qui s'est
développé au niveau européen à partir de la fin des années 90 a notamment donné
lieu, en France, à plusieurs refontes du CMP. Le processus d'acquisition
d'armements qui a connu pour sa part un certain nombre d'évolutions, a fait
l'objet en 2004 d'un décret
d'application[4] précisant
les pratiques propres à ce type de marché. En effet, ce processus
d'acquisition répond à des modes de régulation spécifiques.
L’acheteur public est confronté à un cadre règlementaire et
jurisprudentiel pesant et consommateur de temps qui repose sur trois principes
fondamentaux : liberté d’accès des candidats à la commande publique,
égalité de traitement lors de l’attribution du marché et transparence de la
procédure. Ces trois principes qui guident l’acheteur public durant toute la
procédure de la publication de l’offre à la signature du marché font peser sur
lui une lourde responsabilité susceptible d’être sanctionnée, par les articles
432-14 et 432-12 du code pénal qui sanctionnent respectivement le délit de
favoritisme (fait de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage
injustifié) et la prise illégale d’intérêts (fait de prendre, recevoir ou
conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une
entreprise ou une opération). Au-delà de la sanction personnelle lourde
encourue par le « pouvoir adjudicateur »[5],
c’est le marché lui-même qui peut être compromis au terme de la procédure,
d’autant plus que la transposition en droit français de la directive
« recours » par l’ordonnance 2009-515 du 7 mai 2009 autorise désormais
l’émergence d’un contentieux propre à encourager la sécurisation juridique des
procédures de passation des marchés.
Un marché public se décompose en huit étapes que le
gestionnaire public doit veiller à exécuter avec la plus grande rigueur :
1) La détermination
préalable du besoin permet de définir le périmètre du marché ;
2) L’estimation
du montant global du besoin déterminera le mode de passation requis ;
3) Le choix
de la procédure qui dépend du montant du besoin et de l’option de mise en
concurrence[6] :
Il existe des procédures de
passation de droit commun (appel d’offres, dialogue compétitif, conception-réalisation,
concours et marché de définition) ainsi que des procédures exceptionnelles,
dûment limitées par le CMP, qui peuvent être mises en œuvre quel que soit le
coût du marché s’il existe des contraintes particulières en matière
d’accès à la commande publique :
-
Marchés négociés avec publicité préalable et mise en
concurrence, qui concernent des services financiers, certaines prestations
intellectuelles ou qui font suite à un dialogue compétitif ou à un appel
d’offres infructueux ; ils permettent un gain de temps en dispensant de
lancer une nouvelle procédure et autorisent plusieurs négociations, notamment
sur les prix ;
-
Marchés négociés sans publicité et mise en concurrence, qui
sont justifiés par un cas d’urgence impérieuse ou qui ne peuvent être confiés
qu’à un opérateur économique notamment pour des raisons techniques ou tenant à
la protection de droits d’exclusivité ; ils n’imposent aucun délai de
consultation et autorisent plusieurs négociations, notamment sur les
prix ;
Il convient de noter que les
marchés négociés sans publicité et mise en concurrence imposent de démontrer
l’exclusivité détenue par l’opérateur (brevets par exemple) ou d’invoquer le
cas d’urgence impérieuse seulement si elle n’est pas imputable à des lacunes
organisationnelles de l’administration.
4) L’établissement
de règles de mise en concurrence (AAPC et règlement de consultation) qui impose
de définir précisément les critères d’évaluation des candidatures et des
offres ;
5) L’élaboration
d’un cahier des charges (clauses administratives et techniques) ;
6) Le choix
du titulaire qui s’appuie sur les éléments ci-dessus et s’opère de manière
transparente, par une analyse au cas par cas, sans pour autant favoriser le
moins-disant ; la réunion d’une commission d’appel d’offres n’est plus obligatoire
depuis décembre 2008 mais elle n’est pas pour autant prohibée car elle garantit
une certaine sécurité juridique ; à ce stade, les candidats évincés
disposent de dix jours pour obtenir des informations et déposer éventuellement
un référé suspension ou un référé précontractuel ;
7) La
notification du marché est suivie de son exécution avec l’édition éventuelle de
bons de commandes ou d’avenants ou encore la possibilité d’une reconduction à
terme ou de marchés complémentaires; le marché est exécuté sous le
contrôle du pouvoir adjudicateur qui a la possibilité de sanctionner un
titulaire défaillant (pénalités, réfactions, résiliation…) ;
8) La fin du
marché ou son renouvellement par une nouvelle consultation.
Bien que le CMP ait évolué au gré de ses refontes successives,
il n’en comporte pas moins un certain nombre de contraintes qui peuvent
s’avérer dirimantes pour des pouvoirs adjudicateurs soumis à des exigences
fortes en termes d’enjeux opérationnels, stratégiques ou financiers. Tout
d’abord, les délais de réalisation d’un marché sont d’environ huit mois pour un
appel d’offres complexe, voire bien davantage dans le cas d’une procédure de
dialogue compétitif. Sa formalisation mobilise d’importantes ressources
humaines pour l’estimation du besoin, l’élaboration des cahiers des charges,
l’exécution des actes de notification, des constats, des règlements, des
contrôles, etc. Au plan financier, l’exécution du marché est rarement en phase
avec le calendrier d’exécution de la gestion et une procédure lancée en milieu
d’année peut voir les crédits de paiement afférents réglés seulement l’année
suivante. Enfin, en cas de contentieux, une revue complète du processus peut
être nécessaire et aboutir à l’annulation pure et simple du contrat :
s’agissant de marchés d’ampleur, le niveau des enjeux donne la mesure des
conséquences d’un échec.
Enfin, le Conseil Constitutionnel a donné en 2003 une valeur
constitutionnelle[10]
aux principes de liberté d'accès à la
commande publique, d'égalité de traitement des candidats et de transparence des
procédures qui figurent dans
l’article 1 du CMP. Cette Décision, de nature à accentuer la pression mise sur
les pouvoirs adjudicateurs, risque les pousser vers une plus grande sécurité
juridique au détriment de l’efficacité de leur gestion.
B. Au Royaume-Uni, les revers de l’ouverture
Dans les années 90, le
Royaume-Uni a ouvert son marché tout en pratiquant une politique d’achat au
meilleur prix, sans stratégie industrielle explicite, ce qui l’a conduit à une
perte de compétence et à une forte dépendance à l’égard des États-Unis. La
« Defense initiative strategy » (DIS) de 2006 a constitué un
revirement en affirmant la nécessité de garantir la pérennité de capacités
technologiques et industrielles nationales.
1) Un retrait du secteur public
Le Royaume-Uni
consacrait en 2008 16 milliards de livres par an aux programmes
d'équipement de défense (17,8 milliards
d’euros), dont 2 milliards de livres (2,2 milliards d’euros) pour les forces
engagées en Irak et en Afghanistan. Il engage plus de 25% du total des dépenses
de défense de l’Union et près de 40% des dépenses de R&D : c’est donc
avec la France un acteur majeur du secteur. Toutefois, ces investissements
profitent peu à son industrie domestique.
Après un
retrait du secteur public dans l’économie britannique sous les gouvernements
Thatcher des années 80, le Royaume-Uni a connu un net recul de son industrie de
défense en ouvrant son marché à l’international et en conduisant une politique
d’acquisition qui jouait sur la concurrence afin d’obtenir les meilleur prix.
En 1998,
devant le risque de délitement de l’industrie de défense britannique, le
ministère de la défense (MoD) a procédé à une « Strategic Defence
Review » (SDR)[11]
qui lui a permis d’offrir une meilleure visibilité des plans d’équipement à ses
fournisseurs et d’optimiser ses processus d’acquisition par la prise en compte
du coût global de possession des systèmes. Les nouveaux modes d’acquisition
prévoient notamment un recours systématique, sauf pour les domaines les plus
sensibles, à la procédure d’appel d’offres avec mise en concurrence au niveau
international. Laissant
opérer la régulation économique du secteur, le gouvernement a également
privilégié de nouveaux outils de gestion publique comme la « Private
finance initiative », forme de partenariat public-privé appliqué aux
équipements de défense comme les hélicoptères de combat, les systèmes de
surveillance de l’espace aérien ou aux services comme la formation de
techniciens.
Les entreprises britanniques,
privées du soutien de l’État, se sont trouvées fragilisées et ont prêté le
flanc à la concurrence et aux acquisitions étrangères. Cette situation a
contribué à entretenir une dépendance technologique et opérationnelle avec les
États-Unis au détriment de la coopération avec les partenaires européens dont
le programme « Joint Strike Fighter » est un exemple significatif[12].
Par voie de conséquence, les rapprochements transatlantiques sont devenus plus
fréquents à la fin des années 90, les firmes nord-américaines trouvant des
relais aisés en Europe, grâce à l’industrie britannique.
L’ industrie
de défense britannique présente désormais un actionnariat très dispersé marqué
par la forte présence d’investisseurs étrangers dont la participation n’est pas
soumise au contrôle de l’administration, même si l’État conserve une action
spécifique (« golden share »)
dans le capital des sociétés dont les activités sont jugées stratégiques, ce
qui lui confère notamment un droit de veto sur certaines modifications des
statuts.
2) La nouvelle « Defence industrial strategy »
A partir de
2005, le Royaume-Uni a pris conscience de la nécessité de mener une politique
industrielle volontaire avec l’adoption de la « Defence Industrial
Strategy » (DIS), une stratégie industrielle de défense dont l’objectif
est de rationaliser l’utilisation des
ressources disponibles et d’identifier des domaines d’excellence dans lesquels
le pays doit s’investir et maintenir sa souveraineté. Les firmes de défense
sont au cœur de cette stratégie, même si leurs capitaux sont internationaux et
que certaines d’entre elles sont fortement implantées aux États-Unis. Le
gouvernement britannique veille aux conditions dans lesquelles elles exercent
leur activité à l’étranger, en particulier pour les questions de protection de
la propriété intellectuelle, de transfert de technologies et d’équipements.
Désormais,
la mise en concurrence n’est plus considérée comme un mode de fonctionnement
prioritaire et les contrats peuvent être négociés sans publication dès lors
qu’ils concernent des domaines sensibles en matière d’emploi, de savoir-faire
ou de technologie (nucléaire, bactériologique, etc). La DIS intègre pleinement
le partenariat avec l’industrie qui bénéficie d’engagements à l’échelle de la
durée de vie des systèmes et de garanties sur la planification des acquisitions
étatiques. L’industrie peut ainsi adapter ses investissements et mieux gérer
les aléas de développement ou les risques en phase de production ou
d’exploitation. Ces partenariats permettent de disposer des capacités
industrielles nécessaires pour fournir aux armées des équipements évolutifs et
soutenus durant tout leur cycle de vie tout en améliorant la compétitivité du
contractant qui est amené à rationnaliser son réseau de sous-traitants. Le principe de « best value for
money » des années 90 est donc passé au second plan au profit d’une
politique industrielle plus volontaire.
Du côté
industriel, la notion de souveraineté risque de poser problème dès lors que les
principaux maîtres d’œuvre et équipementiers nationaux entendent continuer à se
développer aux États-Unis. En effet, leur participation à des programmes de
R&D américains complique les relations en matière de coopération et de
transferts de technologie alors même que les choix concernant les nouvelles
générations d’équipements ne sont pas encore tranchés côté britannique. Cette
situation tend à accentuer la polarisation des entreprises vers le marché
transatlantique, un contexte budgétaire contraint les incitant par ailleurs à
pousser plus loin les restructurations.
Si le pays entretient une relation
privilégiée avec les États-Unis qui ne saurait être remise en cause, cette
relation n’est pas pour autant exclusive et l’ouverture aux partenaires
européens est également possible, dès lors qu’elle s’accommode d’engagements de
même nature. Ainsi, le Royaume-Uni est signataire de la LoI de 1998, participe
aux travaux de l'AED ainsi qu’à des programmes de l'OCCAr comme l’A400M.
Toutefois, le Royaume-Uni devra faire face à de nouvelles réductions
budgétaires dans les années qui viennent, tout comme ses partenaires européens.
Les coûts liés à l’engagement de ses forces n’étant pas amenés à baisser, les
effets de la DIS risquent d’être considérablement atténués. D’après Hélène
MASSON, « Alors que l’activité industrielle est aujourd’hui soutenue par les
programmes d’équipements lancés au cours des années 2000, à horizon 2012-2015,
la donne devrait profondément changer, et ce, quels que soient les
secteurs. »[13]
C. En France, une démarche exemplaire
Le code des
marchés publics a été réformé plusieurs fois, notamment en 2004, par un décret
qui introduit la procédure de « dialogue compétitif » ainsi que des
modalités de contrôle a priori des
marchés passés pour les besoins de la défense. Les dernières dispositions
intégrées dans le CMP offrent un certain nombre d’avancées qui invitent le
pouvoir adjudicateur à tenir compte du coût global d’utilisation du produit ou
du service ou lui permettent de définir son choix d’opérateur en tenant compte
de clauses sociales ou environnementales afin de concilier développement
économique durable et progrès social. Par ailleurs, le décret 2009-193 du 18
février 2009 lui offre, dans le cadre d’une phase d’expérimentation, la
possibilité de réserver une partie des marchés de haute technologie, de
recherche et développement et d’études technologiques à des PME innovantes
(mesure plafonnée par le seuil des procédures formalisées) ; cette
exception aux règles communautaires d’égalité face aux marchés publics se
justifie par une politique d’aide aux PME.
C’est ainsi que la France a proposé,
à l’occasion de sa présidence de l’Union au second semestre 2008, les deux
directives du « paquet défense » dont la seconde est relative à la coordination des procédures de passation de
certains marchés de travaux, de fournitures et de services par des
pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices dans les domaines de la défense et de la sécurité.
1) Des dispositions spécifiques aux marchés passés pour les besoins de la défense
L’Article 4
du CMP prévoit que les dispositions spécifiques aux accords-cadres et marchés
intéressant le code de la défense font l’objet d’un décret en Conseil d’État
qui détermine les conditions particulières dans lesquelles ils sont passés.
Ainsi, le décret n° 2004-16 du 7 janvier 2004, dit « décret défense », a
été pris en application de cet article et concerne « certains marchés
publics passés pour les besoins de la défense ».
Le décret
défense prévoit un régime particulier qui ne peut être mis en œuvre que si un
certain nombre de conditions très strictes sont réunies. Dans ce cadre, il vise
une gestion performante des contrats d’armement tout en offrant des éléments de
souplesse que le code de droit commun ne donne pas. Pour autant, il ne libère
en aucun cas les personnes responsables de marchés[14]
(PRM) de leurs responsabilités, notamment pénales, ni du respect des règles
communautaires ou nationales de la commande publique. Le décret reprend des
éléments du code des marchés publics en vue de
mieux encadrer le recours, d'ailleurs facultatif, aux règles
dérogatoires de l'article
296 TCE. Toutefois, il
ne dispense pas les PRM de justifier de son utilisation par une analyse au cas
par cas montrant en quoi la protection des intérêts essentiels de l’État est en
cause.
Les
marchés pouvant entrer dans le périmètre du décret défense doivent satisfaire
aux deux critères énoncés par l’article 296 TCE précité. Le décret fournit dans
son article 1 des indications sur les accords cadres ou marchés susceptibles
d’être concernés, comme par exemple les marchés de fournitures ayant pour objet
l’acquisition d’armes, les marchés de services ayant pour objet l’essai d’une
arme ou encore les études prospectives en lien avec la stratégie militaire ou
l’emploi des armes. Par ailleurs, la DGA considère que « le fait que le marché soit passé pour les besoins
exclusifs de la défense est un indice permettant
de classer le matériel concerné parmi les armes, munitions et matériels de
guerre»[15], si sa
destination est de nature militaire.
En droit national, l’article 410-1 du code pénal donne une définition des
intérêts fondamentaux de la nation, notion proche,
mais plus large, des intérêts essentiels de l’État, ils relèvent notamment « de
l’intégrité de son territoire, de sa sécurité, de la forme républicaine de ses
institutions, des moyens de sa défense et de sa diplomatie, de la sauvegarde de
sa population en France et à l’étranger… », toutes notions qui permettent
de guider la PRM sur l’invocation potentielle des intérêts essentiels de l’État
pour justifier le choix de procédures dérogatoires. Comme évoqué plus avant, la
liste du 15 avril 1958 permet de préciser la notion « d’armes, munitions
ou matériels de guerre » prévue par l'article 296 du TCE, tout comme le
décret-loi du 18 avril 1939 qui fixe en droit français le régime des matériels
de guerre, armes et munitions[16].
Tous les accords-cadres et marchés entrant dans le champ du
décret défense peuvent être passés selon la procédure négociée avec AAPC, toutefois, ils ne sont pas soumis à publication au JOUE[17].
S’ils requièrent en
outre le secret, si leur exécution doit s’accompagner de mesures particulières
de sécurité ou si la protection des intérêts essentiels de l’État l’exige (b du
paragraphe I de l’article 2), ils ne sont pas soumis à obligation de publicité.
Enfin, le paragraphe II de l’article 2 du décret fixe un certain
nombre de cas dans lesquels ces marchés
sont passés sans publicité ni mise en concurrence :
-
Urgence, défaillance du
titulaire ;
-
Domaines technologiques protégés ;
-
Marchés complémentaires à contraintes techniques ou rendus
nécessaires par des circonstances imprévues ;
-
Prestations similaires à celles d’un marché précédent ;
-
Prestataire exclusif
(savoir faire, innovation, investissements, installations
spéciales…) ;
-
Candidat sélectionné suite à un marché exploratoire ;
-
Coopération internationale formalisée, y compris dans le cadre d'un Memorandum
Of Understanding (MOU).
Le décret défense élargit le champ d’application
des marchés négociés avec mise en concurrence en introduisant quelques
aménagements par rapport au code des marchés publics, puisqu’il envisage plus
de cas que ce dernier. On observera notamment que :
-
l’urgence simple suffit à justifier l’absence de
publicité ;
-
le décret autorise la passation sans publicité mais
avec mise en concurrence pour pallier la défaillance d’un titulaire ;
-
l’absence de publicité pour les marchés
« sensibles » quel que soit le type de prestation (travaux,
fournitures ou services).
Autre innovation, le décret
défense autorise la PRM à demander un certain nombre de renseignements
supplémentaires permettant d’apprécier la capacité des candidats à exécuter le
marché, sachant que les critères de sélection doivent figurer dans l’AAPC. On
notera à ce titre que l’habilitation de l’entreprise candidate peut désormais
faire l’objet d’une demande de renseignement et donc éventuellement servir à
l’élimination des candidats, alors que la composition de l’actionnariat d’une entreprise ne
pourra conduire à éliminer sa candidature que si les actionnaires majoritaires
sont douteux ou difficiles à identifier.
Au plan économique, les renseignements relatifs à la valeur
ajoutée créée sur le territoire national permettent de s’assurer que les
capacités se rapportant aux prestations visées par le marché sont situées dans
une zone[18] présentant
des garanties suffisantes en termes de sécurité d’approvisionnement (par
exemple, un pays couvert par un accord international de type Letter of Intent
ou LOI).
L’administration peut également imposer aux maîtres d’œuvre de grands
systèmes le recours à la mise en concurrence pour le choix des sous-traitants
ou pour l'acquisition de sous-systèmes ou d'équipements. Par ailleurs, le motif
de sécurité d'emploi d'un matériel – et lui seul – peut être invoqué pour
exiger le recours exclusif à certains composants et sous-systèmes.
Les marchés à bons de commande sont autorisés à
condition de ne pas être utilisés de façon systématique et sous réserve de
prévoir un montant maximum et de tenir compte de la nécessité d'une remise en
concurrence périodique.
Enfin, la possibilité pour le candidat de recourir aux services de
l’État pour réaliser une partie des prestations doit être prévue dans le
règlement de consultation.
Avec le décret défense, la France a fait un effort
de transparence sur les critères et modalités du recours à l’article 296 TCE.
En effet, ce document est le résultat d’une réflexion menée au sein de la DGA
sur le positionnement vis-à-vis de Bruxelles à propos des pratiques en matière
de passation de marchés publics de défense.
2) Une politique industrielle pour la défense et la sécurité
A partir de 2007, le ministère de la défense a
initié un certain nombre de mesures qui relèvent d’une politique industrielle
propre aux secteurs de la défense et de la sécurité et créé dès l’année
suivante la Commission interministérielle d'appui aux contrats internationaux
(CIACI) dont le périmètre de compétence s’étend aux grands contrats civils. Il
s’agit de coordonner l'action étatique de soutien aux exportations autour de
projets jugés stratégiques en fonction de priorités sectorielles et
géographiques.
Présidée par le directeur du cabinet du Premier ministre, la CIACI
réunit sur une base bimestrielle les représentants des ministères de la
défense, des affaires étrangères et européennes, de l'économie, de l'industrie
et de l'emploi, du budget, des comptes publics et de la fonction publique. Les
services de la présidence de la République et du Premier ministre peuvent
également y assister.
Cette
politique de dynamisation des exportations fait l’objet d’un plan stratégique
validé par la CIACI qui offre une vision globale du marché mondial des
équipements de défense et des perspectives d'exportation de la France à court
et moyen termes. S’agissant d’un document classifié, il en existe une version
publique, le Mémento sur les exportations françaises d'armement, dont la
diffusion offre au secteur industriel français une certaine visibilité sur la
position de l’administration. En effet, le plan assigne des priorités géographiques
en fonction de l'importance des marchés d'armement, de la solvabilité
financière et de la pertinence politique. Outre les marchés à la fois porteurs
et solvables situés au Moyen-Orient, en Asie-Pacifique et en Amérique Latine,
certains pays dont la France est l'un des principaux fournisseurs se voient
attribuer une position privilégiée même si leur situation est jugée fragile. Des priorités sectorielles sont également
définies pour acquérir ou enrichir nos connaissances sur des secteurs émergents
ou à fort potentiel ou pour préserver notre positionnement sur des secteurs
parvenus à maturité ou déclinants.
Par ailleurs, de nouveaux axes d’effort ont été identifiés :
-
le recours aux offres globales couvrant à la fois
l'amont et l’aval du contrat, de la définition du besoin jusqu’au maintien en
condition opérationnelle ;
-
l’appui politique aux projets d'exportation
stratégiques dans le cadre des relations bilatérales ;
-
la contractualisation d'État à État comme c’est le
cas avec l'Arabie saoudite ;
-
l’enrichissement de la gamme export, les
possibilités d’adaptation d’équipements existants et l’offre d’équipements
d’occasion ;
-
la prise en compte
des besoins export en amont des projets.
Alors que le marché export représente en 2009 32%
de l’activité des entreprises basées en France[19],
l'objectif est de porter nos exportations d'armement à un niveau voisin de
celui des commandes domestiques. Actuellement orientés en majorité vers le
grand export, les contrats réalisés par la France sur la période 2000-2009 avec
ses quinze principaux clients[20]
ne concernent l’Union européenne que pour 26% du volume (environ 9700 millions
d’euros sur un total de 37,6 milliards d’euros). L’annuaire statistique de la
défense relève pour 2009 que les prises de commandes françaises ne concernent
l’Union que pour 9,87 % d’un volume total évalué à 8 164,1 millions d’euros[21].
En confrontant cette proportion de commandes à la part d’activité export des
entreprises basées en France, on peut estimer que la part d’activité
« export UE » de nos entreprises avoisine les 3%, à comparer aux 68%
consacrés au marché national. Aussi, la coopération industrielle doit être
encouragée sous forme de production conjointe entre partenaires européens,
comme c’est par exemple le cas dans le domaine des missiles avec l’initiative
« one MBDA ».
En ce qui concerne les 4000 PME du secteur de la défense, l'État
accompagne celles qui développent leur chiffre d’affaires à l’export avec un
plan spécifique, lancé en 2007, qui vise notamment à améliorer leur information
sur les opportunités de marchés susceptibles de les concerner. On notera la
création de la fonction « correspondant PME – Export » au sein de la DGA et l'organisation de
rencontres en région entre représentants de l'État et des PME.
[1] Désormais
« Cour de justice de l’Union européenne » (CJUE).
[2] COMMISSION DES
AFFAIRES ETRANGERES, DE LA DEFENSE ET DES FORCES ARMEES. Rapport n°306 du 15
février 2011 sur le projet de loi relatif au contrôle des importations et
des exportations de matériels de guerre et de matériels assimilés, à la
simplification des transferts des produits liés à la défense dans l'Union
européenne et aux marchés de défense et de sécurité. Disponible sur
http://www.senat.fr
[3] KIRAT Thierry et BAYON Denis. Les marchés
publics de la défense, Droit du contrat public, pratique administrative et
enjeux économiques. Bruxelles : Bruylant, 2006, p.102.
[4] Décret
n°2004-16 du 7 janvier 2004 pris en application de l’article 4 du code des
marchés publics et concernant certains marchés publics passés pour les besoins
de la défense.
[5] La notion de
« pouvoir adjudicateur » a été introduite par le CMP dans sa dernière
version du 1er août 2006.
[6] Pour un marché public relevant du CMP, l’emploi d’une
procédure de publication inadéquate constitue un vice majeur faisant l’objet
d’une annulation de la part du juge administratif, indépendamment des charges
pénales pesant sur le pouvoir adjudicateur.
[7] On parle de
« procédure adaptée » quand les formalités de publicité et de mise en
concurrence sont établies par la personne responsable de marchés (PRM) alors
qu’au-delà d’un certain seuil, la « procédure formalisée » est
définie par le code.
[8] Avis d’Appel
Public à la Concurrence.
[9] Journal
Officiel de l’Union Européenne.
[10] Décision CC
n°2003-473 du 26 juin 2003, JO du 3 juillet 2003 p.11205.
[11] Ministry of Defence, The Strategic Defence Review, Presented to
Parliament by the Secretary of State for
Defence by Command of Her Majesty, july 1998, 60 pages. Disponible
sur http://www.mod.uk
[12] Le
programme JSF (F-35) a bénéficié de crédits de développement largement financés
par les pays européens participants (Royaume-Uni, Danemark, Pays-Bas et
Italie).
[13] MASSON Hélène, la réorganisation de l’industrie de défense britannique, in Fondation pour la Recherche
Stratégique, RECHERCHES & DOCUMENTS,
n° 5/2008. Disponible sur http://www.frstrategie.org
[14] On parle
désormais d’entité adjudicatrice ou
de pouvoir adjudicateur.
[15] Guide d’application du décret concernant
certains marchés publics passés pour les besoins de la défense, 9
juillet 2004, p. 3. Disponible sur http://www.ixarm.com
[16] Disponible
sur http://admi.net/jo/dl18avril1939.html
[17] Mesure
curieuse puisqu’elle n’interdit pas à des entreprises étrangères de se porter
candidates aux appels d’offres du BOAMP.
[18] L’implantation du patrimoine technologique ne
correspond pas seulement à la localisation géographique des usines du
prestataire, mais aussi aux pays dans lesquels il a déposé des brevets ou est
titulaire de licences.
[19]
Observatoire économique de la défense, Annuaire statistique de la défense
2010/2011. Paris : DICoD,
2011, page 75. Disponible sur http://www.defense.gouv.fr
[20] Cf.
graphique Les principaux clients de la France sur la période 2000-2009
en annexe A.
[21] Cf.
graphique La répartition des prises de commandes françaises par région
géographique, Commandes en 2009 en annexe A.
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