dimanche 14 octobre 2012

LBDSN et MDS (II)

      II. LES MARCHES PUBLICS DE DÉFENSE

Dans le domaine des marchés publics, on peut pointer le manque de souplesse de la réglementation européenne, mais il convient également de considérer les opportunités d’exemptions qu’elle offre afin de promouvoir de meilleures pratiques en matière d’acquisition. Le Royaume-Uni a pour sa part tiré les leçons de sa politique d’ouverture des années 90 qui l’a rendu dépendant des États-Unis et s’oriente désormais vers une démarche de pérennisation de ses capacités technologiques et industrielles. Dans la plupart des pays européens, on observe un recours massif aux exemptions qui permettent à certains, dont la France et le Royaume-Uni, de préserver leur marché national et à d’autres de s’ouvrir aux offres américaines, plus intéressantes. La France est quant-à-elle en conformité avec le droit communautaire qu’elle intègre dans son code des marchés publics dès 2001 avec plus tard une déclinaison propre aux spécificités des marchés de défense qui seront abordés dans un décret particulier en 2004.

A.    Un besoin d’assouplissement

Près de 80% des marchés en volume sont passés selon des procédures dérogatoires au code des marchés publics (CMP) afin de privilégier des fournisseurs nationaux dont les capacités de production sont connues, de capitaliser sur un savoir faire éprouvé ou de répondre à des échéances contraintes. Le cadre rigide du CMP ne se prête pas aux marchés de défense et son application stricte dans ce domaine serait de nature à fragiliser la BITD par rapport à des contractants de pays tiers non soumis aux mêmes contraintes ou bénéficiant de facilités ou de subventions.

1)    Un recours trop fréquent aux exemptions

Un recours trop fréquent au régime dérogatoire offert par l’article 296 du TCE a permis à certains États-membres de protéger leur industrie d’armement de toute concurrence, « entretenant le risque de voir porter devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE)[1] des recours contentieux entretenus par un contexte peu propice à l’entrée sur ce marché[2] ».
Le premier alinéa de l’article 296 est ainsi libellé :
« Les dispositions du présent traité ne font pas obstacle aux règles ci-après:
a) aucun État membre n'est tenu de fournir des renseignements dont il estimerait la divulgation contraire aux intérêts essentiels de sa sécurité;
b) tout État membre peut prendre les mesures qu'il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d'armes, de munitions et de matériel de guerre; ces mesures ne doivent pas altérer les conditions de la concurrence dans le marché commun en ce qui concerne les produits non destinés à des fins spécifiquement militaires. »
Cet article offre un régime dérogatoire aux règles communes de transparence et de libre concurrence établies par le traité en permettant aux États membres de conserver le contrôle de leurs marchés publics de défense en attribuant des contrats aux entreprises domestiques par procédure négociée, sans publicité ni mise en concurrence. Ainsi, ils exercent leur souveraineté en toute indépendance, écartant toute possibilité de comparaison avec les offres équivalentes que pourraient déposer d'autres entreprises européennes. En effet, la notion d’ « intérêts essentiels de sécurité » et la qualification des renseignements afférents étant difficiles à remettre en cause, elles se prêtent à une interprétation extensive.
Il convient de noter par ailleurs qu’afin de lever toute ambiguïté susceptible de donner lieu à d'éventuels contentieux, l'article s’appuie sur une liste datée du 15 avril 1958 qui précise la nature des produits évoqués au b). L'alinéa 2 de l'article 296 offre la possibilité au Conseil, « statuant à l'unanimité sur proposition de la Commission », d’apporter des modifications à cette liste qui n'a pourtant jamais été révisée à ce jour.
L'article 296 crée au sein de l'Europe de l'armement « un système institutionnel que l'on peut qualifier de verrouillé » alors qu' « un État membre qui ferait un usage raisonné de l'article 296 se placerait dans le champ d'application du droit commun communautaire »[3].
Pourtant, le cadre juridique de l'Union offre dès 2004 un régime adapté aux spécificités des marchés de défense avec la directive 2004/18/EC qui bien qu'elle porte sur les marchés publics civils, peut s'appliquer au domaine de la défense dès lors que l'article 296 n'est pas invoqué, sauf s'ils sont déclarés secrets, requièrent des mesures particulières de sécurité ou lorsque la protection des intérêts essentiels de l'État l'exige. La directive prévoit notamment un recours à la procédure négociée sans publication d’avis de marché lorsque :
-         le marché ne peut être confié qu'à un opérateur économique déterminé, pour des raisons techniques ou en situation d'urgence impérieuse ;
-         les produits concernés sont destinés à être utilisés à des fins de recherche, d'expérimentation, d'études ou de développement ;
-         des contraintes de compatibilité justifient le recours au fournisseur initial ;
-         des travaux ou des services complémentaires sont devenus nécessaires à la suite d'une circonstance imprévue.
Malgré ces aménagements, les adjudicateurs demeurent prudents et continuent à privilégier l’article 296 qui les préserve d’éventuelles procédures judiciaires susceptibles de compromettre des processus administratifs complexes déjà soumis à des risques économiques et financiers non négligeables.

2)    Le manque de souplesse du Code des marchés publics

Le processus de réflexion sur les marchés publics qui s'est développé au niveau européen à partir de la fin des années 90 a notamment donné lieu, en France, à plusieurs refontes du CMP. Le processus d'acquisition d'armements qui a connu pour sa part un certain nombre d'évolutions, a fait l'objet en 2004 d'un décret d'application[4] précisant les pratiques propres à ce type de marché. En effet, ce processus d'acquisition répond à des modes de régulation spécifiques.
L’acheteur public est confronté à un cadre règlementaire et jurisprudentiel pesant et consommateur de temps qui repose sur trois principes fondamentaux : liberté d’accès des candidats à la commande publique, égalité de traitement lors de l’attribution du marché et transparence de la procédure. Ces trois principes qui guident l’acheteur public durant toute la procédure de la publication de l’offre à la signature du marché font peser sur lui une lourde responsabilité susceptible d’être sanctionnée, par les articles 432-14 et 432-12 du code pénal qui sanctionnent respectivement le délit de favoritisme (fait de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié) et la prise illégale d’intérêts (fait de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou une opération). Au-delà de la sanction personnelle lourde encourue par le « pouvoir adjudicateur »[5], c’est le marché lui-même qui peut être compromis au terme de la procédure, d’autant plus que la transposition en droit français de la directive « recours » par l’ordonnance 2009-515 du 7 mai 2009 autorise désormais l’émergence d’un contentieux propre à encourager la sécurisation juridique des procédures de passation des marchés.
Un marché public se décompose en huit étapes que le gestionnaire public doit veiller à exécuter avec la plus grande rigueur :
1)     La détermination préalable du besoin permet de définir le périmètre du marché ;
2)     L’estimation du montant global du besoin déterminera le mode de passation requis ;
3)     Le choix de la procédure qui dépend du montant du besoin et de l’option de mise en concurrence[6] :

Procédure adaptée[7] - AAPC[8] - JOUE[9]
Il existe des procédures de passation de droit commun (appel d’offres, dialogue compétitif, conception-réalisation, concours et marché de définition) ainsi que des procédures exceptionnelles, dûment limitées par le CMP, qui peuvent être mises en œuvre quel que soit le coût du marché s’il existe des contraintes particulières en matière d’accès à la commande publique :
-         Marchés négociés avec publicité préalable et mise en concurrence, qui concernent des services financiers, certaines prestations intellectuelles ou qui font suite à un dialogue compétitif ou à un appel d’offres infructueux ; ils permettent un gain de temps en dispensant de lancer une nouvelle procédure et autorisent plusieurs négociations, notamment sur les prix ;
-         Marchés négociés sans publicité et mise en concurrence, qui sont justifiés par un cas d’urgence impérieuse ou qui ne peuvent être confiés qu’à un opérateur économique notamment pour des raisons techniques ou tenant à la protection de droits d’exclusivité ; ils n’imposent aucun délai de consultation et autorisent plusieurs négociations, notamment sur les prix ;
Il convient de noter que les marchés négociés sans publicité et mise en concurrence imposent de démontrer l’exclusivité détenue par l’opérateur (brevets par exemple) ou d’invoquer le cas d’urgence impérieuse seulement si elle n’est pas imputable à des lacunes organisationnelles de l’administration.
4)     L’établissement de règles de mise en concurrence (AAPC et règlement de consultation) qui impose de définir précisément les critères d’évaluation des candidatures et des offres ;
5)     L’élaboration d’un cahier des charges (clauses administratives et techniques) ;
6)     Le choix du titulaire qui s’appuie sur les éléments ci-dessus et s’opère de manière transparente, par une analyse au cas par cas, sans pour autant favoriser le moins-disant ; la réunion d’une commission d’appel d’offres n’est plus obligatoire depuis décembre 2008 mais elle n’est pas pour autant prohibée car elle garantit une certaine sécurité juridique ; à ce stade, les candidats évincés disposent de dix jours pour obtenir des informations et déposer éventuellement un référé suspension ou un référé précontractuel ;
7)     La notification du marché est suivie de son exécution avec l’édition éventuelle de bons de commandes ou d’avenants ou encore la possibilité d’une reconduction à terme ou de marchés complémentaires; le marché est exécuté sous le contrôle du pouvoir adjudicateur qui a la possibilité de sanctionner un titulaire défaillant (pénalités, réfactions, résiliation…) ;
8)     La fin du marché ou son renouvellement par une nouvelle consultation.
Bien que le CMP ait évolué au gré de ses refontes successives, il n’en comporte pas moins un certain nombre de contraintes qui peuvent s’avérer dirimantes pour des pouvoirs adjudicateurs soumis à des exigences fortes en termes d’enjeux opérationnels, stratégiques ou financiers. Tout d’abord, les délais de réalisation d’un marché sont d’environ huit mois pour un appel d’offres complexe, voire bien davantage dans le cas d’une procédure de dialogue compétitif. Sa formalisation mobilise d’importantes ressources humaines pour l’estimation du besoin, l’élaboration des cahiers des charges, l’exécution des actes de notification, des constats, des règlements, des contrôles, etc. Au plan financier, l’exécution du marché est rarement en phase avec le calendrier d’exécution de la gestion et une procédure lancée en milieu d’année peut voir les crédits de paiement afférents réglés seulement l’année suivante. Enfin, en cas de contentieux, une revue complète du processus peut être nécessaire et aboutir à l’annulation pure et simple du contrat : s’agissant de marchés d’ampleur, le niveau des enjeux donne la mesure des conséquences d’un échec.
Enfin,  le Conseil Constitutionnel a donné en 2003 une valeur constitutionnelle[10] aux principes de liberté d'accès à la commande publique, d'égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures  qui figurent dans l’article 1 du CMP. Cette Décision, de nature à accentuer la pression mise sur les pouvoirs adjudicateurs, risque les pousser vers une plus grande sécurité juridique au détriment de l’efficacité de leur gestion.

B.    Au Royaume-Uni, les revers de l’ouverture

Dans les années 90, le Royaume-Uni a ouvert son marché tout en pratiquant une politique d’achat au meilleur prix, sans stratégie industrielle explicite, ce qui l’a conduit à une perte de compétence et à une forte dépendance à l’égard des États-Unis. La « Defense initiative strategy » (DIS) de 2006 a constitué un revirement en affirmant la nécessité de garantir la pérennité de capacités technologiques et industrielles nationales.

1)    Un retrait du secteur public

Le Royaume-Uni consacrait en 2008 16 milliards de livres par an aux programmes d'équipement  de défense (17,8 milliards d’euros), dont 2 milliards de livres (2,2 milliards d’euros) pour les forces engagées en Irak et en Afghanistan. Il engage plus de 25% du total des dépenses de défense de l’Union et près de 40% des dépenses de R&D : c’est donc avec la France un acteur majeur du secteur. Toutefois, ces investissements profitent peu à son industrie domestique.
Après un retrait du secteur public dans l’économie britannique sous les gouvernements Thatcher des années 80, le Royaume-Uni a connu un net recul de son industrie de défense en ouvrant son marché à l’international et en conduisant une politique d’acquisition qui jouait sur la concurrence afin d’obtenir les meilleur prix.
En 1998, devant le risque de délitement de l’industrie de défense britannique, le ministère de la défense (MoD) a procédé à une « Strategic Defence Review » (SDR)[11] qui lui a permis d’offrir une meilleure visibilité des plans d’équipement à ses fournisseurs et d’optimiser ses processus d’acquisition par la prise en compte du coût global de possession des systèmes. Les nouveaux modes d’acquisition prévoient notamment un recours systématique, sauf pour les domaines les plus sensibles, à la procédure d’appel d’offres avec mise en concurrence au niveau international. Laissant opérer la régulation économique du secteur, le gouvernement a également privilégié de nouveaux outils de gestion publique comme la « Private finance initiative », forme de partenariat public-privé appliqué aux équipements de défense comme les hélicoptères de combat, les systèmes de surveillance de l’espace aérien ou aux services comme la formation de techniciens.
Les entreprises britanniques, privées du soutien de l’État, se sont trouvées fragilisées et ont prêté le flanc à la concurrence et aux acquisitions étrangères. Cette situation a contribué à entretenir une dépendance technologique et opérationnelle avec les États-Unis au détriment de la coopération avec les partenaires européens dont le programme « Joint Strike Fighter » est un exemple significatif[12]. Par voie de conséquence, les rapprochements transatlantiques sont devenus plus fréquents à la fin des années 90, les firmes nord-américaines trouvant des relais aisés en Europe, grâce à l’industrie britannique.
L’ industrie de défense britannique présente désormais un actionnariat très dispersé marqué par la forte présence d’investisseurs étrangers dont la participation n’est pas soumise au contrôle de l’administration, même si l’État conserve une action spécifique (« golden share ») dans le capital des sociétés dont les activités sont jugées stratégiques, ce qui lui confère notamment un droit de veto sur certaines modifications des statuts.

2)    La nouvelle « Defence industrial strategy »

A partir de 2005, le Royaume-Uni a pris conscience de la nécessité de mener une politique industrielle volontaire avec l’adoption de la « Defence Industrial Strategy » (DIS), une stratégie industrielle de défense dont l’objectif est de rationaliser l’utilisation  des ressources disponibles et d’identifier des domaines d’excellence dans lesquels le pays doit s’investir et maintenir sa souveraineté. Les firmes de défense sont au cœur de cette stratégie, même si leurs capitaux sont internationaux et que certaines d’entre elles sont fortement implantées aux États-Unis. Le gouvernement britannique veille aux conditions dans lesquelles elles exercent leur activité à l’étranger, en particulier pour les questions de protection de la propriété intellectuelle, de transfert de technologies et d’équipements.
Désormais, la mise en concurrence n’est plus considérée comme un mode de fonctionnement prioritaire et les contrats peuvent être négociés sans publication dès lors qu’ils concernent des domaines sensibles en matière d’emploi, de savoir-faire ou de technologie (nucléaire, bactériologique, etc). La DIS intègre pleinement le partenariat avec l’industrie qui bénéficie d’engagements à l’échelle de la durée de vie des systèmes et de garanties sur la planification des acquisitions étatiques. L’industrie peut ainsi adapter ses investissements et mieux gérer les aléas de développement ou les risques en phase de production ou d’exploitation. Ces partenariats permettent de disposer des capacités industrielles nécessaires pour fournir aux armées des équipements évolutifs et soutenus durant tout leur cycle de vie tout en améliorant la compétitivité du contractant qui est amené à rationnaliser son réseau de sous-traitants. Le principe de « best value for money » des années 90 est donc passé au second plan au profit d’une politique industrielle plus volontaire.
Du côté industriel, la notion de souveraineté risque de poser problème dès lors que les principaux maîtres d’œuvre et équipementiers nationaux entendent continuer à se développer aux États-Unis. En effet, leur participation à des programmes de R&D américains complique les relations en matière de coopération et de transferts de technologie alors même que les choix concernant les nouvelles générations d’équipements ne sont pas encore tranchés côté britannique. Cette situation tend à accentuer la polarisation des entreprises vers le marché transatlantique, un contexte budgétaire contraint les incitant par ailleurs à pousser plus loin les restructurations. 
Si le pays entretient une relation privilégiée avec les États-Unis qui ne saurait être remise en cause, cette relation n’est pas pour autant exclusive et l’ouverture aux partenaires européens est également possible, dès lors qu’elle s’accommode d’engagements de même nature. Ainsi, le Royaume-Uni est signataire de la LoI de 1998, participe aux travaux de l'AED ainsi qu’à des programmes de l'OCCAr comme l’A400M.
Toutefois, le Royaume-Uni devra faire face à de nouvelles réductions budgétaires dans les années qui viennent, tout comme ses partenaires européens. Les coûts liés à l’engagement de ses forces n’étant pas amenés à baisser, les effets de la DIS risquent d’être considérablement atténués. D’après Hélène MASSON, « Alors que l’activité industrielle est aujourd’hui soutenue par les programmes d’équipements lancés au cours des années 2000, à horizon 2012-2015, la donne devrait profondément changer, et ce, quels que soient les secteurs. »[13]

C.    En France, une démarche exemplaire

Le code des marchés publics a été réformé plusieurs fois, notamment en 2004, par un décret qui introduit la procédure de « dialogue compétitif » ainsi que des modalités de contrôle a priori des marchés passés pour les besoins de la défense. Les dernières dispositions intégrées dans le CMP offrent un certain nombre d’avancées qui invitent le pouvoir adjudicateur à tenir compte du coût global d’utilisation du produit ou du service ou lui permettent de définir son choix d’opérateur en tenant compte de clauses sociales ou environnementales afin de concilier développement économique durable et progrès social. Par ailleurs, le décret 2009-193 du 18 février 2009 lui offre, dans le cadre d’une phase d’expérimentation, la possibilité de réserver une partie des marchés de haute technologie, de recherche et développement et d’études technologiques à des PME innovantes (mesure plafonnée par le seuil des procédures formalisées) ; cette exception aux règles communautaires d’égalité face aux marchés publics se justifie par une politique d’aide aux PME.
C’est ainsi que la France a proposé, à l’occasion de sa présidence de l’Union au second semestre 2008, les deux directives du « paquet défense » dont la seconde est relative à la coordination des procédures de passation de certains marchés de travaux, de fournitures et de services par des pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices dans les domaines de la défense et de la sécurité.

1)    Des dispositions spécifiques aux marchés passés pour les besoins de la défense

L’Article 4 du CMP prévoit que les dispositions spécifiques aux accords-cadres et marchés intéressant le code de la défense font l’objet d’un décret en Conseil d’État qui détermine les conditions particulières dans lesquelles ils sont passés. Ainsi, le décret n° 2004-16 du 7 janvier 2004, dit « décret défense », a été pris en application de cet article et concerne « certains marchés publics passés pour les besoins de la défense ».
Le décret défense prévoit un régime particulier qui ne peut être mis en œuvre que si un certain nombre de conditions très strictes sont réunies. Dans ce cadre, il vise une gestion performante des contrats d’armement tout en offrant des éléments de souplesse que le code de droit commun ne donne pas. Pour autant, il ne libère en aucun cas les personnes responsables de marchés[14] (PRM) de leurs responsabilités, notamment pénales, ni du respect des règles communautaires ou nationales de la commande publique. Le décret reprend des éléments du code des marchés publics en vue de  mieux encadrer le recours, d'ailleurs facultatif, aux règles dérogatoires de l'article 296 TCE. Toutefois, il ne dispense pas les PRM de justifier de son utilisation par une analyse au cas par cas montrant en quoi la protection des intérêts essentiels de l’État est en cause.
Les marchés pouvant entrer dans le périmètre du décret défense doivent satisfaire aux deux critères énoncés par l’article 296 TCE précité. Le décret fournit dans son article 1 des indications sur les accords cadres ou marchés susceptibles d’être concernés, comme par exemple les marchés de fournitures ayant pour objet l’acquisition d’armes, les marchés de services ayant pour objet l’essai d’une arme ou encore les études prospectives en lien avec la stratégie militaire ou l’emploi des armes. Par ailleurs, la DGA considère que « le fait que le marché soit passé pour les besoins exclusifs de la défense est un indice permettant de classer le matériel concerné parmi les armes, munitions et matériels de guerre»[15], si sa destination est de nature militaire.
En droit national, l’article 410-1 du code pénal donne une définition des intérêts fondamentaux de la nation, notion proche, mais plus large, des intérêts essentiels de l’État, ils relèvent notamment « de l’intégrité de son territoire, de sa sécurité, de la forme républicaine de ses institutions, des moyens de sa défense et de sa diplomatie, de la sauvegarde de sa population en France et à l’étranger… », toutes notions qui permettent de guider la PRM sur l’invocation potentielle des intérêts essentiels de l’État pour justifier le choix de procédures dérogatoires. Comme évoqué plus avant, la liste du 15 avril 1958 permet de préciser la notion « d’armes, munitions ou matériels de guerre » prévue par l'article 296 du TCE, tout comme le décret-loi du 18 avril 1939 qui fixe en droit français le régime des matériels de guerre, armes et munitions[16].
Tous les accords-cadres et marchés entrant dans le champ du décret défense peuvent être passés selon la procédure négociée avec AAPC, toutefois, ils ne sont pas soumis à publication au JOUE[17]. S’ils requièrent en outre le secret, si leur exécution doit s’accompagner de mesures particulières de sécurité ou si la protection des intérêts essentiels de l’État l’exige (b du paragraphe I de l’article 2), ils ne sont pas soumis à obligation de publicité. Enfin, le paragraphe II de l’article 2 du décret fixe un certain nombre de cas dans lesquels ces marchés sont passés sans publicité ni mise en concurrence :
-          Urgence, défaillance du titulaire ;
-         Domaines technologiques protégés ;
-         Marchés complémentaires à contraintes techniques ou rendus nécessaires par des circonstances imprévues ;
-         Prestations similaires à celles d’un marché précédent ;
-         Prestataire exclusif  (savoir faire, innovation, investissements, installations spéciales…) ;
-         Candidat sélectionné suite à un marché exploratoire ;
-         Coopération internationale formalisée, y compris dans le cadre d'un Memorandum Of Understanding (MOU).

Le décret défense élargit le champ d’application des marchés négociés avec mise en concurrence en introduisant quelques aménagements par rapport au code des marchés publics, puisqu’il envisage plus de cas que ce dernier. On observera notamment que :
-         l’urgence simple suffit à justifier l’absence de publicité ;
-         le décret autorise la passation sans publicité mais avec mise en concurrence pour pallier la défaillance d’un titulaire ;
-         l’absence de publicité pour les marchés « sensibles » quel que soit le type de prestation (travaux, fournitures ou services).
Autre innovation, le décret défense autorise la PRM à demander un certain nombre de renseignements supplémentaires permettant d’apprécier la capacité des candidats à exécuter le marché, sachant que les critères de sélection doivent figurer dans l’AAPC. On notera à ce titre que l’habilitation de l’entreprise candidate peut désormais faire l’objet d’une demande de renseignement et donc éventuellement servir à l’élimination des candidats, alors que la composition de l’actionnariat d’une entreprise ne pourra conduire à éliminer sa candidature que si les actionnaires majoritaires sont douteux ou difficiles à identifier.
Au plan économique, les renseignements relatifs à la valeur ajoutée créée sur le territoire national permettent de s’assurer que les capacités se rapportant aux prestations visées par le marché sont situées dans une zone[18] présentant des garanties suffisantes en termes de sécurité d’approvisionnement (par exemple, un pays couvert par un accord international de type Letter of Intent ou LOI).
L’administration peut également imposer aux maîtres d’œuvre de grands systèmes le recours à la mise en concurrence pour le choix des sous-traitants ou pour l'acquisition de sous-systèmes ou d'équipements. Par ailleurs, le motif de sécurité d'emploi d'un matériel – et lui seul – peut être invoqué pour exiger le recours exclusif à certains composants et sous-systèmes.
Les marchés à bons de commande sont autorisés à condition de ne pas être utilisés de façon systématique et sous réserve de prévoir un montant maximum et de tenir compte de la nécessité d'une remise en concurrence périodique.
Enfin, la possibilité pour le candidat de recourir aux services de l’État pour réaliser une partie des prestations doit être prévue dans le règlement de consultation.
Avec le décret défense, la France a fait un effort de transparence sur les critères et modalités du recours à l’article 296 TCE. En effet, ce document est le résultat d’une réflexion menée au sein de la DGA sur le positionnement vis-à-vis de Bruxelles à propos des pratiques en matière de passation de marchés publics de défense.

2)    Une politique industrielle pour la défense et la sécurité

A partir de 2007, le ministère de la défense a initié un certain nombre de mesures qui relèvent d’une politique industrielle propre aux secteurs de la défense et de la sécurité et créé dès l’année suivante la Commission interministérielle d'appui aux contrats internationaux (CIACI) dont le périmètre de compétence s’étend aux grands contrats civils. Il s’agit de coordonner l'action étatique de soutien aux exportations autour de projets jugés stratégiques en fonction de priorités sectorielles et géographiques.
Présidée par le directeur du cabinet du Premier ministre, la CIACI réunit sur une base bimestrielle les représentants des ministères de la défense, des affaires étrangères et européennes, de l'économie, de l'industrie et de l'emploi, du budget, des comptes publics et de la fonction publique. Les services de la présidence de la République et du Premier ministre peuvent également y assister.
Cette politique de dynamisation des exportations fait l’objet d’un plan stratégique validé par la CIACI qui offre une vision globale du marché mondial des équipements de défense et des perspectives d'exportation de la France à court et moyen termes. S’agissant d’un document classifié, il en existe une version publique, le Mémento sur les exportations françaises d'armement, dont la diffusion offre au secteur industriel français une certaine visibilité sur la position de l’administration. En effet, le plan assigne des priorités géographiques en fonction de l'importance des marchés d'armement, de la solvabilité financière et de la pertinence politique. Outre les marchés à la fois porteurs et solvables situés au Moyen-Orient, en Asie-Pacifique et en Amérique Latine, certains pays dont la France est l'un des principaux fournisseurs se voient attribuer une position privilégiée même si leur situation est jugée fragile. Des priorités sectorielles sont également définies pour acquérir ou enrichir nos connaissances sur des secteurs émergents ou à fort potentiel ou pour préserver notre positionnement sur des secteurs parvenus à maturité ou déclinants.
Par ailleurs, de nouveaux axes d’effort ont été identifiés :
-         le recours aux offres globales couvrant à la fois l'amont et l’aval du contrat, de la définition du besoin jusqu’au maintien en condition opérationnelle ;
-         l’appui politique aux projets d'exportation stratégiques dans le cadre des relations bilatérales ;
-         la contractualisation d'État à État comme c’est le cas avec l'Arabie saoudite ;
-         l’enrichissement de la gamme export, les possibilités d’adaptation d’équipements existants et l’offre d’équipements d’occasion ;
-         la prise en compte  des besoins export en amont des projets.
Alors que le marché export représente en 2009 32% de l’activité des entreprises basées en France[19], l'objectif est de porter nos exportations d'armement à un niveau voisin de celui des commandes domestiques. Actuellement orientés en majorité vers le grand export, les contrats réalisés par la France sur la période 2000-2009 avec ses quinze principaux clients[20] ne concernent l’Union européenne que pour 26% du volume (environ 9700 millions d’euros sur un total de 37,6 milliards d’euros). L’annuaire statistique de la défense relève pour 2009 que les prises de commandes françaises ne concernent l’Union que pour 9,87 % d’un volume total évalué à 8 164,1 millions d’euros[21]. En confrontant cette proportion de commandes à la part d’activité export des entreprises basées en France, on peut estimer que la part d’activité « export UE » de nos entreprises avoisine les 3%, à comparer aux 68% consacrés au marché national. Aussi, la coopération industrielle doit être encouragée sous forme de production conjointe entre partenaires européens, comme c’est par exemple le cas dans le domaine des missiles avec l’initiative « one MBDA ».
En ce qui concerne les 4000 PME du secteur de la défense, l'État accompagne celles qui développent leur chiffre d’affaires à l’export avec un plan spécifique, lancé en 2007, qui vise notamment à améliorer leur information sur les opportunités de marchés susceptibles de les concerner. On notera la création de la fonction « correspondant PME – Export »  au sein de la DGA et l'organisation de rencontres en région entre représentants de l'État et des PME.



[1] Désormais « Cour de justice de l’Union européenne » (CJUE).
[2] COMMISSION DES AFFAIRES ETRANGERES, DE LA DEFENSE ET DES FORCES ARMEES. Rapport n°306 du 15 février 2011 sur le projet de loi relatif au contrôle des importations et des exportations de matériels de guerre et de matériels assimilés, à la simplification des transferts des produits liés à la défense dans l'Union européenne et aux marchés de défense et de sécurité. Disponible sur http://www.senat.fr
[3] KIRAT Thierry et BAYON Denis. Les marchés publics de la défense, Droit du contrat public, pratique administrative et enjeux économiques. Bruxelles : Bruylant, 2006, p.102.
[4] Décret n°2004-16 du 7 janvier 2004 pris en application de l’article 4 du code des marchés publics et concernant certains marchés publics passés pour les besoins de la défense.
[5] La notion de « pouvoir adjudicateur » a été introduite par le CMP dans sa dernière version du 1er août 2006.
[6] Pour un marché public relevant du CMP, l’emploi d’une procédure de publication inadéquate constitue un vice majeur faisant l’objet d’une annulation de la part du juge administratif, indépendamment des charges pénales pesant sur le pouvoir adjudicateur.
[7] On parle de « procédure adaptée » quand les formalités de publicité et de mise en concurrence sont établies par la personne responsable de marchés (PRM) alors qu’au-delà d’un certain seuil, la « procédure formalisée » est définie par le code.
[8] Avis d’Appel Public à la Concurrence.
[9] Journal Officiel de l’Union Européenne.
[10] Décision CC n°2003-473 du 26 juin 2003, JO du 3 juillet 2003 p.11205.
[11] Ministry of Defence, The Strategic Defence Review, Presented to Parliament by the Secretary of State for
Defence by Command of Her Majesty, july 1998, 60 pages. Disponible sur http://www.mod.uk
[12] Le programme JSF (F-35) a bénéficié de crédits de développement largement financés par les pays européens participants (Royaume-Uni, Danemark, Pays-Bas et Italie).
[13] MASSON Hélène, la réorganisation de l’industrie de défense britannique, in Fondation pour la Recherche Stratégique, RECHERCHES & DOCUMENTS, n° 5/2008. Disponible sur http://www.frstrategie.org
[14] On parle désormais d’entité adjudicatrice ou de pouvoir adjudicateur.
[15] Guide d’application du décret concernant certains marchés publics passés pour les besoins de la défense, 9 juillet 2004, p. 3. Disponible sur http://www.ixarm.com
[16] Disponible sur http://admi.net/jo/dl18avril1939.html
[17] Mesure curieuse puisqu’elle n’interdit pas à des entreprises étrangères de se porter candidates aux appels d’offres du BOAMP.
[18] L’implantation du patrimoine technologique ne correspond pas seulement à la localisation géographique des usines du prestataire, mais aussi aux pays dans lesquels il a déposé des brevets ou est titulaire de licences.
[19] Observatoire économique de la défense, Annuaire statistique de la défense 2010/2011. Paris : DICoD, 2011, page 75. Disponible sur http://www.defense.gouv.fr
[20] Cf. graphique Les principaux clients de la France sur la période 2000-2009 en annexe A.
[21] Cf. graphique La répartition des prises de commandes françaises par région géographique, Commandes en 2009 en annexe A.

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