mercredi 3 octobre 2012

LBDSN[1] et MDS[2] : quels enjeux ?


LBDSN[1] et MDS[2] : quels enjeux ?

INTRODUCTION

A.    Comment construire une base industrielle et technologique de défense européenne ?

Selon l'Agence européenne de défense (AED), seulement 15% des marchés d’armement passés dans l’Union relèveraient d’une logique concurrentielle[3]. Les lacunes capacitaires des pays membres en matière de défense sont en partie imputables au manque de coopération entre Etats et aux réflexes nationaux de souveraineté. Pourtant, la décroissance des investissements de défense opérée depuis la fin de la Guerre Froide, aggravée par les crises économiques et spéculatives qui ont grevé les finances publiques, a rendu nécessaire une restructuration de l’industrie européenne de l’armement et un renforcement de la BITD[4] afin de faire face à la concurrence des grands groupes américains et à l’émergence de nouveaux acteurs comme les pays du groupe « BRICS »[5].
La démarche qui a conduit à l'adoption du « paquet défense » a pour origine la communication 2003-113 de la commission européenne relative à la mise en place d'une politique en matière d’équipements de défense[6]. Jugeant que les États membres n'avaient pas tenu compte des communications précédentes qui visaient, dès 1997, à encourager les restructurations industrielles et à améliorer l'efficacité du marché européen des équipements de défense, il s'agissait de donner un second souffle au renforcement de la position industrielle et commerciale des entreprises européennes du secteur afin de s'acquitter des tâches assignées à Cologne et Helsinki (1999) pour la réalisation de la PESD[7]. Constatant que l'application fréquente de l'article 296 du traité de 1957 instituant la communauté européenne (TCE), qui autorise des exceptions aux règles de concurrence pour les armes, munitions et matériels de guerre, avait mené à la fragmentation des marchés et des industries, cette communication prônait l’ouverture et proposait notamment la mise en œuvre de règles harmonisées de concurrence, de passation des marchés ainsi que l'élaboration d'un programme de recherche lié à la sécurité.
Il convient également de considérer des initiatives intergouvernementales majeures comme la création en 1996 de l’OCCAr[8] par l’Allemagne, la France, l’Italie et le Royaume-Uni en vue de conduire de grands programmes d’armement. Cette organisation, rejointe ensuite par la Belgique et l’Espagne, est devenue un partenaire privilégié de l’AED. A noter qu’elle est ouverte aux non-membres sous réserve qu’ils en acceptent les principes, comme le Luxembourg et la Turquie dans le cadre de l’A400M.
Dans le domaine spécifique de la défense, le champ intergouvernemental est privilégié en raison de l’inertie due au vote à l’unanimité au sein du Conseil des ministres et afin d’intensifier la coopération industrielle dans un cadre transnational adapté. Ainsi, en 1998, les principaux pays européens du secteur de l’armement signent la LoI[9], suivie la même année de la déclaration de Saint-Malo par laquelle Français et Britanniques initient une impulsion politique pour la restructuration de l’industrie de défense européenne.
Pour sa part, la communication 2003-113 de la Commission sera suivie de la création en 2004 de l'AED ainsi que de la publication d'un Livre vert sur les marchés publics de défense, point de situation qui s’accompagnera d’une consultation vers les acteurs étatiques et industriels. Le constat selon lequel le recours excessif à l'article 296 a contribué à retarder les restructurations est confirmé et le rapport préconise d'en expliciter l'interprétation tout en complétant le cadre réglementaire communautaire sur ce point.
Toutefois, les états demeurent hostiles à la prise de compétence de la commission dans ce domaine qu'ils préfèrent traiter dans le cadre intergouvernemental. C’est ainsi qu’ils adoptent en 2005, lors du comité de pilotage de l’AED, un code de conduite[10] pour les acquisitions supérieures à 1 million d’euros en vue de contribuer au développement d’un marché européen des équipements de défense (MEED) compétitif. Non contraignant, ce code ne sera pas pleinement appliqué.
La commission reprendra l’initiative  fin 2006 avec  une communication interprétative sur l'application de l'article 296 dont elle souligne le caractère exceptionnel des mesures dérogatoires tout en donnant des indications sur la nature des marchés susceptibles d'en bénéficier[11]. En parallèle, un questionnaire diffusé aux principaux acteurs étatiques et industriels met en évidence un risque de perte de compétitivité de nature à obérer les capacités de défense européennes  en raison de l’absence de règles communes d’acquisition et du manque de coordination en matière de recherche. Ces constats, dans un contexte de domination du secteur de l’armement par les États-Unis, donnent lieu à la publication par la Commission d’une communication cadre fixant une stratégie pour l'industrie européenne de l'armement et de deux directives dont la première[12] simplifie les conditions des transferts de produits liés à la défense et la seconde définit les procédures de passation des marchés de défense et de sécurité[13]. Adoptées en 2009,  les deux directives ont été transposées cette année dans la législation française.
Pourtant, le sommet franco-britannique du 2 novembre 2010 à Londres relance une dynamique intergouvernementale sur une base résolument bilatérale avec un traité de coopération dans les domaines de la défense et de la sécurité structuré par une lettre d’intention qui traduit des ambitions fortes en matière de ressources capacitaires, de recherche et de rationalisation de l’industrie.
Après une présentation du marché européen de la défense (I), les prochains articles aborderont la politique menée en matière de marchés publics de défense, notamment au Royaume-Uni et en France (II) avant de parcourir les principaux apports de la directive 2009/81 (III) et d’étudier le cadre de sa mise en œuvre (IV). Nous verrons pour terminer que les conséquences de sa transposition sont difficiles à appréhender (V). Avant d’aborder le prochain article, une présentation du champ de l’étude s’impose.

B.    Champ de l’étude

La politique en matière d’armement est un des domaines privilégiés de l’exercice de la souveraineté nationale. Pourtant, l’ouverture des échanges impose désormais à notre pays de tolérer, au niveau européen, une « interdépendance librement consentie » [14] par l’Etat qui doit veiller également à l’équipement de nos forces, au soutien de notre industrie de défense et à la pérennisation de nos savoir-faire essentiels.
Au plan économique, l’industrie française de l’armement est un secteur stratégique qui occupe environ 4% des actifs et dont les ventes annuelles se montaient à 6,58 milliards d’euros en 2008. C’est également un moyen d’amortissement des coûts de développement de l’équipement de nos forces, encore plus efficace s’il est élargi à des partenaires étrangers. Comme tout marché, le secteur de l’armement est ouvert à la concurrence et doit pouvoir bénéficier de protections sinon nationales, du moins européennes à l’instar du Buy American Act en vigueur aux États-Unis. A défaut, il sera confronté à des champions étrangers mieux soutenus, comme l’a été Boeing face à EADS pour l’attribution du marché des avions ravitailleurs de l’US Air Force.
Au niveau européen, la stratégie industrielle affichée par la Commission consiste à mettre en œuvre le cadre juridique permettant l’exercice d’une concurrence loyale qui permettra à la BITDE d’être plus compétitive et aux forces de disposer d’équipements ayant un meilleur rapport qualité-prix. La directive 2009/81/CE s’inscrit dans cette stratégie en définissant un régime de passation de marché spécifique aux contrats d’armement avec notamment les mesures suivantes :
-         la procédure négociée avec publication préalable, plus souple en matière de spécifications, est autorisée comme procédure normale alors qu’elle est soumise à conditions dans le code des marchés publics français ;
-         les candidats peuvent être soumis à des clauses de confidentialité et de sécurité de l’approvisionnement ;
-         les marchés de recherche et de développement sont plus ouverts à la production ;
-         les contrats de sous-traitance peuvent également être soumis à compétition ;
-         des procédures nationales de recours devront protéger les droits des entreprises ;
-         les exemptions demeurent limitées aux cas relevant de l’article 296[15] si les nouvelles règles ne suffisent pas à couvrir les besoins en sécurité.
Parmi les principales inquiétudes soulevées à propos de cette directive, on citera la crainte d’une ouverture sans contrepartie du marché français à des poids lourds non-européens, l’absence de politique de préférence européenne, le risque de perte de capacités technologiques et industrielles ou de redistribution du marché au profit de l’est européen.
A contrario, l’industrie de défense française étant en tête parmi les pays européens grâce à la politique nationale de soutien en vigueur jusqu’à présent, il apparaît possible de consolider cette position par une exploitation judicieuse d’une nouvelle directive dont le but est de promouvoir de bonnes pratiques. En matière d’investissement et de recherche, les efforts nationaux pourront être partagés dans un cadre juridique sécurisant qui n’empêchera pas pour autant les initiatives multilatérales. Les exemptions, toujours possibles, pourront être invoquées en cas de remise en cause de nos intérêts stratégiques. Enfin, un meilleur accès des entreprises aux appels d’offres européens est de nature à élargir le champ des opportunités, notamment pour les PME[16].
La notion d’industrie de défense est à considérer au sens de « base industrielle et technologique de défense (BITD) » qui correspond aux acteurs institutionnels et industriels ainsi qu’aux technologies qui contribuent à l’équipement des forces. Le sujet étant limité à la France, les acteurs étrangers, européens ou non, ne seront évoqués que dans la mesure où leurs actions permettent d’illustrer le propos ou ont un impact sur l’industrie de défense française.
Dans ce domaine, nous nous appuierons principalement sur la directive 2009/81 ainsi que ses notes explicatives et traiterons des contrats d’armement. D’autres textes pourront être pris en référence dans la mesure où ils permettent de comprendre le contexte d’application de la directive et sa genèse. 
Afin d’appréhender les conséquences potentielles de la directive 2009/81 du « paquet défense » de la Commission européenne pour l’industrie de défense française et l’équipement de nos forces, nous étudierons les questions suivantes :

-         quelles avancées amène cette directive par rapport au cadre actuel de passation des marchés d’armement ?
-         à quels  risques est-elle susceptible d’exposer notre industrie de défense ?
-         quels aménagements pourraient être mis en œuvre au plan national ?
-         quelles opportunités peut-on escompter pour notre industrie de défense et l’équipement de nos forces ?
Décembre 2011.

[1] Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.
[2] Marchés de défense et de sécurité.
[3] Alexander Weiss, directeur exécutif de l’AED, cité par Daniel Reiner dans le compte-rendu de la Commission des affaires étrangères du 6 octobre 2010, disponible sur http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20101004/etr.html#toc2.
[4] Base Industrielle et Technologique de Défense.
[5] Le terme « BRICS » désigne le groupe de pays formé par le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et la Corée du Sud qui constituent, pour le secteur de la défense, des marchés et des compétiteurs émergents.
[6] COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES. Défense européenne – Questions liées à l’industrie et aux marchés - Vers une politique de l'Union européenne en matière d'équipements de défense. COM (2003) 113 final. Bruxelles, 11 mars 2003, 21 pages.
[7] Politique Européenne de Sécurité et de Défense.
[8] Organisation Conjointe de Coopération en matière d’Armement.
[9] Letter Of Intent (lettre d’intention) signée entre l’Allemagne, la France, l’Italie, le Royaume-Uni, l’Espagne et la Suède.
[10] European Defence Agency’s participating Member States. The code of conduct on defence procurement of the EU member states participating in the European Defence Agency. Bruxelles, 21 novembre 2005. Disponible sur http://www.eda.europa.eu.
[11] COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES. Communication interprétative sur l'application de l'article 296 du traité dans le domaine des marchés publics de la défense. COM (2006) 779 final. Bruxelles, 7 décembre 2006, 9 pages.
[12] DIRECTIVE 2009/43/CE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 6 mai 2009 simplifiant les conditions des transferts de produits liés à la défense dans la Communauté, JOUE L146 du 10.6.2009, p. 1-36.
[13] DIRECTIVE 2009/81/CE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 13 juillet 2009 relative à la coordination des procédures de passation de certains marchés de travaux, de fournitures et de services par des pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices dans les domaines de la défense et de la sécurité, et modifiant les directives 2004/17/CE et 2004/18/CE, JOUE L 216 du 20.08.2009, p.76-136.
[14] COMMISSION DU LIVRE BLANC SUR LA DÉFENSE ET LA SÉCURITÉ NATIONALE. Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Paris : Odile Jacob / La documentation Française, 2008, p.264.
[15] L’article 346 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) du Traité de Lisbonne remplace désormais l’article 296 du traité instituant la Communauté Européenne (TCE) de 1957. Cf. Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne [en ligne], Septième partie : Dispositions générales et finales, Article 346 (ex-article 296 TCE). Disponible sur http://eur-lex.europa.eu
[16] Petites et Moyennes Entreprises.

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